Comment la Bulgarie fabrique de faux (et dangereux) citoyens européens

De hauts responsables bulgares corrompus vendent la nationalité bulgare à des milliers d’étrangers, dont des criminels. 

Présentant son dernier rapport devant l’Assemblée nationale en octobre 2017, Dragomir Dimitrov, le directeur de l’Agence nationale de renseignement, les services extérieurs bulgares, a fait une brutale mise en garde :

La diffusion de fausses pièces d’identité bulgares, les schémas frauduleux d’obtention de la nationalité sont de sérieuses menaces pour la sécurité de la Bulgarie.

Ce trafic de nationalité, par milliers, voire dizaines de milliers, grâce à une corruption qui touche le sommet du gouvernement bulgare, est aussi une menace pour l’Union européenne. Car ces “vrais faux” Bulgares sont aussi des citoyens européens, avec le droit de libre circulation. Et grâce à cette manigance illégale, des criminels étrangers ont acquis la citoyenneté européenne. De plus, certains naturalisés, disposant d’un euro passeport, seraient liés à des réseaux terroristes. Interrogés sur cette affaire, le gouvernement et la présidence bulgares n’ont pas répondu à nos questions.

“Sentiment d’appartenance”

C’est Katia Mateva qui a dénoncé le scandale. Pâle, presque tremblante, elle est encore sous le choc. Juriste de formation, experte en droit de la nationalité, chef de la Direction de la citoyenneté bulgare au ministère de la Justice, elle s’est fait renvoyer en octobre 2017 pour avoir dénoncé ce trafic. Depuis, elle continue de subir des pressions pour se taire. Coups de fil, messages, intimidations… On a même menacé de licencier son mari.

Elle raconte d’une voix faible, dans un restaurant de Sofia : “En tant que directrice, j’avais un avis à donner sur les naturalisations. Je me suis opposée à certaines d’entre elles car rien n’était conforme au droit. Les candidats n’avaient aucune origine bulgare.”

J’ai aussi fait annuler une soixantaine de naturalisations après avoir découvert grâce à Interpol qu’il s’agissait de criminels. C’est un trafic dangereux car même des terroristes peuvent obtenir la citoyenneté puis un passeport européen.

Selon la loi, il suffit d’être majeur, de ne pas avoir été condamné en Bulgarie uniquement, et de faire une simple déclaration à l’Agence d’État pour les Bulgares de l’étranger de “sentiment d’appartenance à la nation bulgare” pour obtenir ensuite la nationalité. En 2013, le président de l’Agence d’État pour les Bulgares de l’étranger avait reconnu par écrit “qu’il n’existe pas de procédure pour contrôler les attestations” émises par son agence.

A Sofia, des avocats spécialisés dans la combine délivrent ces “certificats d’appartenance à la nation bulgare” de complaisance, au rythme de 100 à 200 par jour, contre des sommes variants entre 500 et 3.000 euros, selon de bonnes sources. Cependant, les candidats ayant un passé chargé payeraient même des sommes beaucoup plus élevées.

L’État complice

Presque seuls ceux qui ont versé un pot-de-vin voient leur déclaration d’appartenance validée, et reçoivent des papiers bulgares. On en arrive à un paradoxe : certains requérants, qui répondent aux critères, notamment parce qu’ils ont un ancêtre bulgare, voient leur demande de nationalité refusée parce qu’ils n’ont pas payé. Alors que ceux qui ne répondent pas aux critères mais qui ont versé la somme demandée obtiennent la citoyenneté bulgare. Katia Mateva raconte :

Les naturalisations se font au rythme de 600 à 700 par mois. Cela dure depuis de nombreuses années et cela continue aujourd’hui.

Plus de 20.000 demandes de naturalisations sont en attente. Les principaux candidats sont des Macédoniens, puis des Serbes, des Albanais, des Kosovars, des Moldaves.

Ce trafic est couvert au plus haut sommet de l’État, affirme Katia Mateva, qui a signalé, sans succès, ce schéma illégal au Procureur général (qui a classé l’affaire) ainsi qu’aux agences de renseignements et même au chef du gouvernement, Boïko Borissov, du parti de centre-droit pro-européen GERB. Selon Katia Kateva, des hauts-fonctionnaires et au moins un ministre et un vice-Premier ministre d’un parti nationaliste seraient impliqués dans la corruption.

Le Premier ministre Boïko Borissov laisserait faire de peur de faire éclater la fragile coalition gouvernementale qui le maintien au pouvoir, explique un connaisseur des arcanes de l’État bulgare. Bien que son pays ressemble à une passoire, le chef du gouvernement continue de revendiquer son entrée dans l’espace européen Schengen, où l’on peut circuler sans contrôle.

Jean-Baptiste Naudet

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La corruption empêche la Bulgarie de décoller

Le pays, qui a pris, lundi 1er janvier, la présidence tournante de l’Union européenne, clame son souhait de s’attaquer à ce fléau. Mais les résultats se font attendre, et les habitants semblent ne plus y croire.

Ce jeudi matin, plusieurs centaines de manifestants battent le pavé devant le Parlement. Ils sont des employés de Bulgar Tabac. Leur patron, Delian Peevski, 37ans, leur ferait fabriquer des cigarettes destinées à la contrebande en Turquie. L’affaire fait du bruit, car les quantités sont énormes et une partie de l’argent arriverait dans les poches de la rébellion kurde. Ce qui fait hurler Ankara.

Peevski ? « Un mafieux », tranche l’ancien député Plamen Darakchiev. En tout cas, un des hommes les plus puissants de Bulgarie, à la tête d’une fortune bâtie en moins de vingt ans. Sa mère était directrice de la Loterie nationale. « Et tout à coup, elle est devenue une des personnes les plus riches du pays sans que l’on sache comment », raconte Damian Vodenitcharov, journaliste indépendant.

Son fils Dilian s’est trouvé à bonne école. Il a été député, ministre. Et même brièvement directeur de l’Agence nationale pour la sécurité, le « FBI » bulgare, jusqu’à ce que la rue en colère obtienne sa démission. Cette fois, le pouvoir a compris qu’il était allé trop loin.

Peevski a des amis partout. II est un de ces parrains qui ont mis la main sur les richesses du pays avec un système corruptif d’une rare efficacité. Mais c’est une tradition, ici : seuls les petits trinquent. Environ 150 condamnations par an d’élus, de fonctionnaires, de juges parfois. Et jamais d’un de ces puissants qui tiennent le pays et le pillent en toute impunité.

« 30 % du PIB »

Selon ce diplomate, l’économie grise (fraude à la TVA, etc.) représenterait 30 % du produit intérieur brut. Pays le plus pauvre de l’Union européenne, la Bulgarie est aussi le plus corrompu : le billet qu’on glisse au flic pour éviter une amende, l’enveloppe au fonctionnaire pour un permis de conduire, un diplôme, la boîte de chocolats apportée à l’infirmière pour qu’elle prenne bien soin de votre malade…

Ce n’est pas cette petite corruption qui empêche depuis vingt ans le pays de décoller, mais bien plutôt la grande, apparue en même temps que le passage à l’économie de marché, en 1990. « Personne n’avait d’argent pour acheter les entreprises publiques à vendre. On a fait du capitalisme sans capital », résume Alexander Stoyanov, du think tank Centre pour l’étude de la démocratie (CSD).

On achète des complicités pour détourner des subventions, nationales et surtout européennes. Les aides de la Pac (Politique agricole commune) ne finissent pas toutes dans la poche des petits paysans. Les demandes de fonds structurels à Bruxelles sont parfois surévaluées grâce à des documents trafiqués. Des douaniers, des agents du fisc, des policiers et même des juges sont mouillés dans des fraudes sur les droits de douane.

Surtout, on s’enrichit avec les passations de marchés publics où le mieux disant n’est pas forcément celui qui l’emporte. Les ficelles pour fausser le jeu sont aussi ingénieuses qu’efficaces.

La Bulgarie « a échoué à réaliser des progrès significatifs au cours des dix dernières années », constate la Commission européenne dans son dernier rapport. Son représentant à Sofia, Ognian Zlatev, assure pourtant sentir des « progrès » et une « volonté politique » de s’attaquer à la gangrène. Il est bien le seul.

Pour preuve de sa bonne foi, le Premier ministre de centre droit Boiko Borissov, au pouvoir depuis 2009, a annoncé la création d’une agence pour lutter contre le fléau.

« Elle centralisera toutes les compétences », se félicite le député Danaïl Kirilov, président de la commission des lois. « Ça ne servira à rien, accuse Alexander Stoyanov. Elle n’aura pas le pouvoir de lancer des enquêtes ni celui d’inculper. Et, surtout, elle ne se concentrera pas sur la grande corruption, alors que c’est là le vrai problème. »

Bulgarie : un pays pauvre à la tête de l’Europe

Depuis le 1er janvier 2018, la Bulgarie a pris la présidence de l’Union européenne. C’est elle qui va notamment gérer les négociations sur le Brexit. Ce pays des Balkans est le plus pauvre de l’UE.

Déclaration conjointe avec M. Boïko BORISSOV, Premier ministre de la République de Bulgarie (2017)

 

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