L’AMF vient d’infliger 10.000€ d’amende à un blogueur indépendant, auteur d’une analyse trop critique sur la situation réelle de la Société Générale. La liberté d’expression en danger.
Le 14 novembre, l’AMF a publié un communiqué annonçant qu’elle infligeait une substantielle sanction pécuniaire au blogueur Jean-Pierre Chevallier « pour avoir diffusé une information inexacte sur le niveau d’endettement de » la Société Générale. L’AMF apporte d’ailleurs cette précision stupéfiante:
Une sanction pécuniaire de 10 000 euros a été prononcée à l’encontre de M. Jean-Pierre Chevallier dont le comportement, jugé tout à fait répréhensible, n’a cependant eu ni pour objet ni pour effet d’agir sur le cours du titre, qui avait déjà atteint son plus bas niveau le 10 août 2011.
Autrement dit, alors qu’il est manifeste que l’information prétendument inexacte n’a eu aucune influence sur le titre, l’AMF sanctionne néanmoins le blogueur propagateur de la nouvelle, pour un montant, reconnaissons-le, qui n’est pas anodin…
Comme le souligne, en le démontrant de façon brillante, l’excellent Berruyer (un mien ami, pour la parfaite information du lecteur), cette sanction paraît tout à fait anormale, dans la mesure où Chevallier n’a pas diffusé une information inexacte, mais a commenté et « remouliné » les chiffres officiels de la Société Générale. L’AMF n’a donc pas sanctionné la diffusion de fausses informations, elle a simplement exercé une manoeuvre d’intimidation vis-à-vis d’un penseur libre qui décrypte les chiffres officiels et en dévoile les petits mensonges.
Cette funeste décision est un élément de plus qui montre comment nos bonnes vieilles libertés sont de plus en plus menacées dans un monde sous tension. Et cette menace ne vient pas, comme on le croit souvent, de dangereux révolutionnaires hystériques. Elle vient des institutions les plus officielles et les plus républicaines qui soient, de plus en plus fragilisées par la contestation qui monte, et de plus en plus enclines à céder à la tentation du coup de bâton à tout bout de champ.
Berruyer a d’ailleurs raison de comparer la dureté de l’AMF vis-à-vis du blogueur Chevallier avec la complaisance qu’elle a toujours eue vis-à-vis des dirigeants bancaires capables des pires mensonges sur l’état réel de leurs comptes. L’AMF a fait avec Chevallier ce que le Pentagone rêve de faire (en plus lourd, on peut l’imaginer) à Snowden: lui infliger une bonne correction, à lui le petit lanceur d’alerte, pour son insolence vis-à-vis des grands.
Les lanceurs d’alerte font le boulot que la presse papier ne fait plus
Il faut quand même retirer un enseignement majeur de cette regrettable histoire: les institutions soumises aux banques ont décidé de passer à l’acte dans la blogosphère, après avoir domestiqué la presse papier. L’AMF se vante d’ailleurs d’avoir fait un précédent: « elle a appliqué pour la première fois à des informations diffusées sur internet par des bloggeurs financiers l’article 632-1 du règlement général de l’AMF », selon le communiqué cité plus haut. Chic alors! l’AMF prouve son utilité et sa modernité en tirant, pour la première fois, à balles réelles sur des manifestants virtuels. Qu’est-ce que c’est fun!
Il faut dire que l’AMF n’a plus grand chose à se mettre sous la dent du côté des médias officiels, abondamment subventionnés par les pouvoirs publics comme j’ai eu l’occasion de le rappeler, et de plus en plus mis à l’épreuve par la baisse des recettes publicitaires. L’IREP rappelle d’ailleurs que la presse quotidienne nationale a subi une érosion de 9% de ses recettes en 2012, pendant que les magazines perdaient 5,5%.
Dans ce contexte, comment se passer des annonces des entreprises financières (banques et assurances), qui constituent une part importante des annonceurs? Je n’ai malheureusement pas trouvé les chiffres précis sur ce sujet, mais il suffit d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir un journal (sauf si on lit l’Humanité, bien sûr) et de compter le nombre de spots ou d’encarts pour des banques ou des assureurs…
Il est en tout cas certain qu’aucun média subventionné, à commencer par la presse papier, ne manifeste plus la moindre indépendance vis-à-vis de l’information bancaire. Celle-ci est passée sous le contrôle des banquiers, dont certains sont allés jusqu’à acheter les grands titres nationaux. Dans ce contexte, inutile d’attendre de la part de ceux-ci le décryptage que l’on découvre sous la plume de blogueurs indépendants, à propos de toutes les inepties dont on nous rebat les oreilles à longueur de journées.
Cet état de fait explique largement le silence de plomb qui règne sur l’état réel de nos banques, par exemple la discrétion qui a entouré les différentes faillites, dont celle du Crédit Immobilier de France. J’évoque cet événement mineur, mais je puis multiplier les exemples.
Ainsi, le Crédit Agricole a bu un bouillon de 15 milliards € en Grèce dans l’indifférence totale de la presse. D’où venait cet argent? Essentiellement de la surfacturation totalement illégale de l’assurance emprunteur à ses clients. La loi Lagarde de 2010 a tenté de mettre bon ordre à ce système choquant, mais le délire continue. J’en veux pour preuve cette brève parue récemment sous la plume d’UFC-Que choisir? en pointe sur ce dossier, mais qui n’a pas perturbé l’indifférence médiatique ordinaire sur ce sujet à milliards: le Crédit Agricole rémunère ses commerciaux chaque fois que ceux-ci placent illégalement des contrats d’assurance emprunteur.
La collusion entre les pouvoirs publics et les banques est une nouvelle fois choquante
Il serait toutefois abusif de limiter la mise en exergue de ces mensonges par omission à la seule presse écrite. Les institutions publiques chargées de ces dossiers brillent par la même collusion avec les banques qui les dominent et les éblouissent de leurs mille feux. L’AMF en donne d’ailleurs un bon exemple en se montrant impitoyable avec un blogueur pour servir les intérêts d’une entreprise (la Société Générale) dont il est de bon ton de ménager les intérêts.
Je prends là encore quelques exemples? Au hasard, parmi les membres de la commission des sanctions de l’AMF, et dans le collège des membres de juridictions, on trouve le conseiller d’Etat Jean-Claude Hassan, auteur d’un rapport sur les bienfaits des subventions publiques à la presse écrite. Comme c’est bizarre: encore et toujours cette idée sous-jacente d’une mainmise publique sur tout ce qui touche à la liberté d’expression. Bien entendu au nom de l’intérêt général et de la solidarité. Le même Hassan fut directeur général de la banque Stern, puis de la banque Worms, avant d’être le conseiller de Laurent Fabius, alors ministre des Finances, pour l’euro.
Un autre membre de la commission des sanctions s’appelle Michel Pinault. Lui aussi conseiller d’Etat, et accessoirement cadre dirigeant de l’UAP, puis d’AXA, de 1991 à 2004, avant de revenir à son affectation première. On pourrait multiplier à l’envi les exemples de collusion de ce type.
Qu’on m’entende bien: je trouve plutôt intéressant que la commission des sanctions de l’AMF soit composée de gens qui entendent quelque chose à la finance, même lorsqu’ils sont nommés sur le quota de magistrats. Néanmoins, le droit en vigueur n’encadre pas assez le statut de ces magistrats qui font des mobilités vers la finance et qui reviennent ensuite juger de la finance. Cette porosité spontanée est forcément créatrice de dérives.
La première de ces dérives est illustrée par la sanction imposée à Chevallier. A n’en pas douter, aucun de ces magistrats qui veulent s’ériger en tribunal indépendant ne doit porter dans son coeur les blogueurs libres qui démontent l’information financière officielle.
Une fois de plus, l’indépendance de la juridiction administrative est en cause
Rappelons que la collusion entre les autorités administratives et les intérêts privés ne se limite pas à quelques parcours de conseiller d’Etat. Plus lourdement, en 2007, le Conseil d’Etat saisit d’un recours contentieux sur l’assurance emprunteur a manifestement avantagé et protégé les banques au détriment des droits d’un justiciable.
L’affaire Chevallier vient donc s’ajouter à une longue liste de « dérapages » et de « bavures » qui justifient pleinement une remise à plat du droit et du statut des autorités indépendantes, et de la justice administrative elle-même. Celle-ci s’exerce en toute opacité et trop souvent au détriment des citoyens et des principes démocratiques.
Voilà. Il me semble que cette affaire justifiait bien que je fasse un petit écart sur mon billet du mardi, consacré à l’analyse des analystes.
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Source: Eric Verhaege / Relayé par