Anciennement, les médecins utilisaient la warfarine, un anticoagulant (inhibiteur de thrombine), c’est à dire un médicament qui évite que le sang ne forme des caillots pouvant provoquer un accident vasculaire cérébral. Ils prescrivaient la warfarine lorsque le coeur ne battait pas à son rythme normal (fibrillation auriculaire par exemple). Le risque de ce médicament, c’est bien sûr de trop fluidifier le sang et donc de favoriser les saignements ou de ne pas le fluidifier assez, et donc d’avoir formation de caillots. Des tests biologiques sanguins réguliers étaient donc indispensables pour ajuster la dose de warfarine, ceci d’autant plus que depuis l’arrivée des génériques, les biodisponibilités variant entre les différentes marques, cela favorisait le déséquilibre des patients. Mais depuis l’arrivée du Dabigatran (Pradaxa), finit toutes ces contraintes, car le médicament est aussi efficace que la warfarine (Coumadin) sinon plus et ne nécessite aucune adaptation de dose donc aucun fastidieux test biologique sanguin! C’est du moins le positionnement marketing imaginé par Boehringer Ingelheim, validé par les agences du médicament tant aux États-Unis qu’en Europe, et vanté auprès des médecins.
Depuis son lancement aux États-Unis en 2010, le Pradaxa est utilisé par 850 000 patients et a génèré un chiffre d’affaire de 2 milliards de dollars. Mais il n’est plus le seul à vouloir prendre le marché des anciens coagulants, deux concurrents menacent, Xarelto et Eliquis. Le juge de l’Illinois, David R. Herndon , qui gère les plaintes des patients contre le Pradaxa, vient de rendre publique des documents qui peuvent changer la face du procès. En effet, alors que l’avantage du Pradaxan vanté par Boehringer Ingelheim est de ne pas nécessiter de dosages sanguins, une analyse de l’étude RE-LY dont le premier auteur était Paul A. Reilly, employé de Boehringer Ingelheim USA, démontrait que pour certain patients, un dosage sanguin réduirait le risque de saignement, contredisant les arguments marketing du laboratoire. Les auteurs recommandaient donc très honnêtement de détecter cette catégorie de patients plus à risque de saignements graves chez qui des dosages sanguins permettraient une adaptation de posologie. L’article du Dr. Reilly et de ses co-auteurs expliquait comment identifier ces patients et comment, en dosant le médicament, il était possible de réduire les risques.
Cependant des documents internes, mémos, email et présentations d’employés de la société, rendus publics par le juge de l’Illinois montrent que la réaction à cette proposition qui contrecarrait le positionnement marketing et unique avantage du produit, ne faisait pas l’unanimité chez Boehringer Ingelheim et devait être enterrée, par exemple en faisant pression sur les auteurs. Certains employés de Boehringer Ingelheim ne tenaient pas à remettre en cause l’avantage tant mis en avant du médicament. Par exemple, comme le rapporte le New York Times, le Dr. Jutta Heinrich-Nols, écrivait dans un email à d’autres employés qu’elle n’imaginait pas que la compagnie publierait un étude qui ruinerait une décennie d’efforts à démontrer que les patients n’avait besoin d’aucun dosage pour être bien traités. Publier les résultats, écrit encore ce médecin, rendrait “extrêmement complexe” pour la compagnie, de défendre, face aux agences, la position selon laquelle le Pradaxa ne nécessite pas de dosage sanguin, et exposerait en plus à la concurrence de Xarelto et Eliquis. D’autres mail éclairent sur le problème rencontré par ces employés :
– “Peut être ai-je peur, mais je n’aime pas cette conclusion” (Dr. Andreas Clemens),
– “Le monde entier pleure pour obtenir cette information- mais le plus dur, c’est pour nous de rendre ce message intelligent” (Dr. Andreas Clemens).
Le problème vient du fait que tous les patients ne métabolisent à priori pas le médicament de la même manière, en particulier les sujets âgés. D’un autre côté, il n’existe pas de tests biologique validé aux États-Unis, ni de dose intermédiaire du médicament (à la différence de l’Europe) pour suivre la concentration sanguine du Pradaxa chez ces patients jugés plus à risque. Ainsi, si une majorité de patients peut effectivement obtenir une bonne anticoagulation avec le Pradaxa, il existe des patients chez qui le médicament est trop efficace et expose à des saignements.
L’étude du Dr. Reilly a pourtant été publiée il y a une semaine dans la revue de cardiologie JACC : il s’agit de la version après relecture interne. La version initiale a elle été mise en ligne par le juge David R. Herndon, et si de nombreuses idées présentes dans la version initiale sont retrouvées dans la version finale, les références à un meilleur contrôle de la dose sanguine du médicament ont disparu. La comparaison des deux documents est intéressante.
Dans un communiqué de presse, Boehringer Ingelheim expliquait que “les documents publiés par le juge de l’Illinois ne représentent qu’une petite partie de l’intense discussion et des débats internes qui sont une composante vitale à toute quête scientifique” ajoutant que les modifications apparues entre les deux versions de l’étude sont le résultat de l’évolution de la pensée des chercheurs, concluant qu’il n’existe pas de concentration sanguine idéale (de Pradaxa) pour les patients.
Pour un certains nombre de scientiques, si cette idée qu’une seule et même dose convient à tous les pateints est utile en marketing, elle ne correspond pas aux besoins réels des patients. Les anticoagulant sont aux Etats-Unis la première cause d’effets secondaires sérieux en 2011 et 2012. Pradaxa est cité dans 1000 décès rapportés à la FDA (sans imputabilité systématique à ce jour).
En France, les nouveaux anticoagulants oraux sont “sous surveillance renforcée”. Selon le dernier communiqué de l’ANSM “L’ensemble des données disponibles, qui font l’objet d’une réactualisation régulière, ne met pas en évidence de risque hémorragique supérieur à celui des antivitamines K (warfarine). Il convient de rappeler que les hémorragies sont la complication la plus fréquente, inhérente au mode d’action, de toute molécule anticoagulante”. Une plainte pour homicide involontaire a cependant été déposée par au moins 4 patients en France contre le fabriquant du Pradaxa. Le procès américain pourrait avoir des répercussion sur les débats en France.
Source
Study of Drug for Blood Clots Caused a Stir, Records Show
Katie Thomas
NYT, FEB. 5, 2014
Télécharger les documents rendus publics : Document: Unsealed Court Documents in Pradaxa CaseFEB. 5, 2014
The Effect of Dabigatran Plasma Concentrations and Patient Characteristics on the Frequency of Ischemic Stroke and Major Bleeding in Atrial Fibrillation Patients:The RE-LY Trial (Randomized Evaluation of Long-Term Anticoagulation Therapy)
Paul A. Reilly, Thorsten Lehr, Sebastian Haertter, Stuart J. Connolly, Salim Yusuf, John W. Eikelboom, Michael D. Ezekowitz, Gerhard Nehmiz, Susan Wang, Lars Wallentin, and the RE-LY Investigators
Journal of the American College of Cardiology Volume 63, Issue 4 , Pages 321-328, 4 February 2014
Les nouveaux anticoagulants oraux (Pradaxa, Xarelto, Eliquis) : Des médicaments sous surveillance renforcée
ANSM Point d’information – Actualisé le 09/10/2013
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Source(s) : Docbuzz, le 11.02.2014 / Relayé par Meta TV