Déjà pris dans le tourbillon d'un vaste scandale de corruption depuis mi-décembre, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan est aujourd'hui la cible d'attaques répétées de commentateurs et hommes politiques turcs pour son soutien à certains groupes rebelles, notamment djihadistes, en Syrie. Depuis début janvier, l'affaire des camions chargés d'armes interceptés par les forces de sécurité turques à la frontière avec la Syrie fait les gros titres de la presse nationale. Les enquêtes menées par des journalistes d'Hurriyet et de Radikal sur des incidents survenus notamment les 1er et le 19 janvier démontrent l'implication des services de renseignement turcs (MIT) et de responsables de l'association islamiste Humanitarian Relief Foundation (IHH), proche du gouvernement, dans l'acheminement d'armes aux rebelles syriens.
Le gouvernement turc est accusé depuis des mois de soutenir des factions rebelles extrémistes, à l'instar du Front Al-Nosra lié à Al-Qaida, ne serait-ce de façon indirecte en fermant les yeux sur les transferts d'armes et de combattants à la frontière. Ankara dément avoir fourni directement des armes à ces factions rebelles, comme le suggère la presse turque sur la base de rapports des Nations unies et d'enquêtes.
Dans une lettre adressée au Conseil de sécurité des Nations unies le 1er janvier, la Syrie a ainsi porté plainte contre la Turquie, l'accusant de fournir des armes à des groupes perpétrant des « attaques terroristes contre le peuple syrien » et d'entraîner des djihadistes sur son territoire. Mais les services de renseignement turcs affirment que les djihadistes passent par des gangs de contrebande turcs et les marchands d'armes pour introduire ces armes en Syrie.
L'ISOLEMENT DE LA TURQUIE SUR LE DOSSIER SYRIEN
Ce soutien turc alimente les critiques de l'opinion publique, majoritairement opposée à l'activisme de la Turquie sur le dossier syrien et à ses répercussions en matière d'afflux de réfugiés et de sécurité nationale. Il mine également les relations d'Ankara avec les partenaires occidentaux et arabes de l'opposition syrienne, inquiets de l'expansion des groupes djihadistes dans la région.
Lors de sa visite aux États-Unis en mai, la Maison blanche avait déjà exprimé au premier ministre turc son mécontentement face au soutien apporté aux groupes extrémistes. Les États-Unis avaient d'ailleurs choisi de réorienter l'acheminement de leur aide aux rebelles de l'Armée syrienne libre (ASL) de la Turquie à la frontière jordanienne. Les éléments venus étayer les preuves d'un soutien turc aux groupes extrémistes ont accru les pressions étrangères pour que la Turquie mette un terme au flux de combattants et d'armes vers la Syrie.
La ligne officielle du gouvernement turc sur la Syrie est désormais critiquée au sommet de l'État. Lors de la 6e conférence annuelle des ambassadeurs à Ankara le 15 janvier, le président Abdullah Gül a appelé à « recalibrer l'approche générale de la politique étrangère et de l'adapter aux réalités sur le terrain ». L'ancien ministre des affaires étrangères turc (2003-2007) voit d'un très mauvais œil l'intransigeance du premier ministre Erdogan et de son ministre des affaires étrangères, Ahmed Davutoglu, sur le dossier syrien. « Soit il y a une scission du pouvoir sur le dossier soit il s'agit d'une répartition des tâches entre MM. Davotuglu et Gül dans laquelle ce dernier se serait vu confier le délicat travail de réparer les pots cassés », analyse Bayram Balci, spécialiste de la Turquie au CERI à Sciences Po Paris.
La Turquie est plus que jamais isolée dans la région et sur la scène internationale. L'échec, en 2013, des partis liés aux Frères musulmans en Égypte et en Tunisie notamment, proches de la Turquie et du Qatar, ainsi que son intransigeance sur le dossier syrien, ont eu des effets désastreux sur sa « politique du zéro problème avec les voisins ». Preuve de ses liens exécrables avec ses voisins régionaux, la Turquie ne dispose désormais plus d'ambassadeurs en Égypte, en Syrie ou en Israël.
Ses relations avec l'Arabie saoudite sont détestables, ce qui contribue à affaiblirdavantage son rôle auprès de l'opposition politique et militaire syrienne reprise en main par le royaume hachémite. « La politique de bon voisinage mise en place par Ahmed Davutoglu a bien marché pendant des années, puis elle a été totalement mise en échec par l'enlisement du conflit syrien. Or, M. Davutogle comme le premier ministre Erdogan ne veulent pas reconnaître leurs erreurs », estime M. Balci.
LE RAPPROCHEMENT AVEC L'IRAN
Si les instincts populistes d'Erdogan devraient l'amener à maintenir sa ligne sur le dossier syrien par souci de cohérence, au moins jusqu'aux élections législatives de mars, certains signes montrent un infléchissement de la politique étrangère turque. Depuis plusieurs semaines, la Turquie courtise les pays de la région avec qui elles entretenaient sur le dossier syrien une franche animosité, à l'instar de l'Irak et de l'Iran. La visite à Ankara, le 4 janvier, du ministre des affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, et celle de son homologue turc, une semaine plus tôt, à Téhéran, ont marqué un tournant et relancé la coopération stratégique entre les deux pays. M. Erdogan aurait fourni des gages à Téhéran en acceptant decontrôler davantage le flux de combattants et d'armes à la frontière syrienne et en soutenant la participation de l'Iran à la conférence de Genève 2.
Ce rapprochement ne tient pas uniquement au succès de la « diplomatie dusourire » développée par M. Zarif. « L'Iran a toujours été un partenaire très important pour la Turquie sur le plan économique et le pays avec lequel la frontière est la plus stable. L'élection de Hassan Rohani à la présidence iranienne et l'accord conclu avec les grandes puissances sur le nucléaire iranien donne des raisons supplémentaires de se réconcilier », estime M. Balci.
La Turquie entend bien s'immiscer dans la brêche ouverte par la levée progressive des sanctions occidentales contre l'Iran. Pendant les années d'embargo, Ankara s'est montré souple avec l'Iran au sujet des sanctions. Pour la seule années 2012, les échanges économiques entre les deux pays sont estimés à au moins 20 milliards de dollars (14,6 milliards d'euros). La visite du premier ministre turc à Téhéran, prévue dans moins de dix jours, pourraient avoir de nombreuses répercussions économiques et politiques.
Sur le dossier syrien, leurs positions se rapprochent. « La Turquie n'exclut plus de discuter avec Bachar Al-Assad. Le gouvernement arrive à la conclusion qu'il est toujours là, que les États-Unis et ses alliés occidentaux composent avec lui pour la destruction des armes chimiques et contre la montée du djihadisme », analyse M. Balci. Mais, poursuit-il, s'« il y a une distanciation de la Turquie sur le dossier syrien, sa position n'est pas encore très claire. »
Elle est notamment brouillée par le conflit politique interne qui oppose Recep Tayyip Erdogan au réseau Gülen, qui joue actuellement sa survie. Les interceptions de camions chargés d'armes pourraient ainsi être la conséquence d'une instrumentalisation des forces de sécurité par le réseau Gülen à des fins de déstabilisation du gouvernement.
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Source(s): Le Monde / Par Hélène Sallon, le 24.01.2014 / Rlayé par Meta TV )