Une science pas si rationnelle : Les scientifiques ne sont pas censés manifester de préférences personnelles ou faire appel à des intuitions irrationnelles. Est-ce réalisable ? La grande machine de la science n’a-t-elle pas besoin d’être nourrie par le sensible, le subjectif et les rêves ? A-t-elle oublié de coopérer avec d’autres domaines de recherche ?
La science se targue de sa neutralité et mystifie le grand idéal de l’objectivité. « L’homme de science se comporte comme s’il n’avait pas de profil psychologique singulier, comme s’il n’avait pas d’affectivité, pas de passions, pas de culture, pas de convictions personnelles héritées de son milieu et de son éducation, comme s’il n’avait pas d’histoire et bien sûr pas d’inconscient, explique le philosophe des sciences Pierre Thuillier, mais cet état de parfaite neutralité est très souvent irréalisable ». Einstein lui-même affirmait que la science est « tout aussi subjective et psychologiquement conditionnée que n’importe quelle autre entreprise humaine ».
L’histoire des sciences montre en effet que de nombreuses découvertes majeures n’ont pas résulté de procédés entièrement rationnels. Intuition, instinct, illogisme semblent avoir affecté le processus inventif plus que nous sommes disposés à l’admettre à l’heure d’aujourd’hui. « Diverses enquêtes minutieuses ont montré de façon convaincante que le mythe de la Méthode expérimentale, sous la forme la plus rigide et la plus radicale, était pratiquement indéfendable en un grand nombre de cas », poursuit Pierre Thuillier dans son livre D’Archimède à Einstein. Pour cet expert, il est impossible de se couper de l’irrationnel. Ce serait surtout préjudiciable : « Les idées apparemment les plus bizarres peuvent se révéler fécondes ; les faits les plus déraisonnables peuvent déclencher des recherches tout à fait remarquables », écrit le philosophe des sciences. Si la nécessité d’une méthode scientifique reste valide, l’irrationnel peut être vu comme un allié peut-être non désiré, mais en tout cas omniprésent et précieux.
Quand l’art nourrit la science Nous sommes bien en peine de classer Léonard de Vinci (1452-1519) dans une catégorie particulière. « Mêlant texte et dessin, il accumule observations et spéculations. Parmi les domaines auxquels il s’intéressait, citons l’anatomie, la physiologie, l’histoire naturelle, la médecine, l’optique, l’acoustique, l’astronomie, la botanique, la géologie, la géographie physique, la cartographie, l’étude de l’atmosphère, les problème du vol, l’étude du mouvement, les mathématiques, la balistique, l’hydraulique… et ce n’est pas tout ! C’est aussi un inventeur à qui on a attribué beaucoup de trouvailles : le scaphandre, l’hélicoptère et le roulement à bille entre autres… pour ne rien dire de la bicyclette », raconte Pierre Thuillier. Où se trouve la frontière entre la science et le reste dans les découvertes de ce personnage mythique ? Les hommes de science des temps anciens avaient souvent de nombreuses cordes à leur arc. Les domaines explorés formaient une sorte d’humus fertile, duquel sortaient de nombreuses idées novatrices qui ne se cantonnaient pas à une sphère ou une autre.
L’étude de la perspective à la Renaissance vient illustrer l’influence que peut avoir l’art sur la science. « C’est à Florence, au début du XVème siècle, que des peintres et des architectes ont mis au point la première théorisation de la perspective », explique Pierre Thuillier. Cette théorisation aura maintes répercussions sur la pensée scientifique. Non seulement elle rend possible la géométrie projective, mais elle prépare le concept d’espace sur lequel s’appuiera la mécanique classique. « Nous l’oublions trop facilement : pour que puissent se développer les brillantes théories des Galilée et des Newton, il fallait que les notions de temps et d’espace aient déjà acquis une certaine rigueur. (…) La tâche leur avait été grandement préparée par les artistes. Ce sont eux qui ont concrètement élaboré la notion « moderne » d’espace en mettant au point certaines techniques de représentation. Etudier la naissance d’une nouvelle organisation spatiale, c’est donc faire de l’histoire de l’art », explique Pierre Thuillier. Des synchronicités scientifiques Charles Darwin (1809-1882) est un grand théoricien, dont l’impact majeur a été de changer radicalement l’image que les hommes se faisaient d’eux-mêmes en introduisant la notion d’évolution des espèces et de sélection naturelle. Toutefois, « il serait simpliste de le considérer comme un homme qui, par son seul « génie », a soudain inventé des idées radicalement nouvelles », écrit Pierre Thuillier. Ses idées étaient dans l’air du temps. Le naturaliste Alfred Wallace (1823-1913) était aussi parvenu à la notion d’évolution par sélection naturelle. Les deux « découvertes » étaient même si synchronisées que des amis de Darwin se sont arrangés pour que les thèses de ce dernier soient présentées à la Société linnéenne de Londres, avant celle de Wallace. « La théorie de la sélection naturelle est un exemple classique de ce qu’on appelle les découvertes simultanées : Alfred Russel Wallace, indépendamment, était parvenu en 1858 aux mêmes idées que Darwin et lui aurait même ravi la priorité officielle si les amis de ce dernier n’y avaient mis bon ordre », souligne Pierre Thuillier.
Comment expliquer cette synchronicité ? Si bien sûr les deux scientifiques s’inscrivent dans les mêmes conditionnements culturels et les mêmes préoccupations, le timing est remarquable. « En 1876, Elisha Gray dépose un avis de brevet pour l’invention du téléphone, le même jour que Graham Bell. Le 11 novembre 1974, deux groupes de chercheurs, l’un en Californie, l’autre à l’est des Etats-Unis, annoncent la découverte de la particule psi – qui leur vaudra conjointement le prix Nobel – sans qu’aucun n’ait connaissance des travaux de l’autre », nous dit l’article « La créativité, une porte vers d’autres réalités », d’Inexploré n°22.
Les scientifiques capteraient-ils de manière plus ou moins consciente des concepts mûris collectivement ? C’est ce que nous expliquerait le psychiatre Carl Gustave Jung avec sa notion d’inconscient collectif. L’inconscient des scientifiques serait branché sur une banque de données collectives et en évolution, d’où ils tireraient parfois des idées novatrices. Le monde onirique à la rescousse
Si le monde onirique et le monde scientifique paraissent aux antipodes l’un de l’autre, un dialogue serait pourtant fréquemment entretenu entre ces deux extrêmes. « Le chimiste allemand August Kekulé (1829-1896), fondateur de la chimie organique, somnolait au coin du feu lorsqu’il vit une chaîne d’atomes de carbone se refermer sur elle-même, “comme un serpent se mordant la queue” », raconte le physicien et écrivain Nicolas Witkowski dans le Hors série Science et Avenir, décembre 1996. Cette vision lui aurait donné l’idée de structurer le benzène en chaîne fermée, ce qui fut une contribution fondamentale pour le développement de la chimie organique. « Jérôme Cardan aurait trouvé la solution de l’équation du troisième degré en rêvant. (…) Quant au pharmacologue autrichien Otto Loewi, prix Nobel de physiologie en 1936 pour la découverte de la transmission chimique de l’influx nerveux, il se réveilla un matin avec la sensation très nette d’avoir rêvé la solution de l’énigme », poursuit Nicolas Witkowski.
Bien sûr, les scientifiques ne crient pas haut et fort quelle est la nature de leurs sources d’inspirations. Kékulé attendra d’être un homme de science consacré pour finalement confesser son expérience onirique. « Il est extrêmement naïf de penser que Kékulé aurait pu commencer ainsi son exposé devant la Société chimique de Paris : “Ayant vu en rêve un serpent qui se mordait la queue, je propose une structure cyclique du benzène !” », écrit Pierre Thuillier avec une pointe d’ironie. « Combien d’autres ont tu ou ont dissimulé – effrayés à l’idée de passer pour des médiums de laboratoire – le fait que “l’idée” leur est venue en pleine nuit ? (…) Mais l’inspiration frappe où elle veut, quand elle veut, sans se soucier des exigences de la bienséance – pourquoi s’en étonner ? », s’exclame Nicolas Witkowski.
« Après avoir raillé les alchimistes, brûlé les sorcières et ridiculisé les médiums, la pensée occidentale a inventé le « génie », fourre-tout commode, évitant de se poser de gênantes questions sur les mécanismes cachés de la découverte scientifique », souligne le physicien. Pierre Thuillier surenchérit : « même si l’on ne croit pas à l’existence des prétendus Esprits, il peut être légitime de reconnaître l’authenticité et l’intérêt scientifique de quelques faits découverts par les spirites. Le spiritisme, dès son origine, a stimulé l’imagination de nombreux théoriciens ». Ne serait-il pas temps de réhabiliter le sensible et le subjectif ?
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Source: INREES (par Miriam Gablier)