C’est un témoignage coup de poing qui va faire mal à l’industrie pharmaceutique, à peine remise des scandales du Mediator ou des pilules contraceptives. Dans un livre qui paraît mercredi, le Dr Bernard Dalbergue, 55 ans, dénonce les «pratiques douteuses» d’une industrie où il a passé deux décennies, dans plusieurs firmes différentes. C’est la première fois en France qu’un ancien cadre dissèque de l’intérieur, documents et histoires vécues à l’appui, la manière dont les labos manipulent les médecins, voire les autorités.
Bernard Dalbergue a longtemps été un bon soldat. Jusqu’à ce qu’il soit «révolté» par ce qu’il a vu chez son dernier employeur, l’américain Merck, qu’il accuse d’avoir «foulé aux pieds l’éthique».«Si je parle aujourd’hui, c’est pour contribuer à réduire les accidents médicamenteux, qui tuent au moins 18 000 personnes par an en France, et pour proposer des pistes de réflexion pour réformer le système», explique Dalbergue. Il se définit comme un «lanceur d’alerte», mais refuse l’étiquette de «repenti».«La majorité des labos sont honnêtes. Et j’ai aimé mon métier.»
«Dorloter». Son job ? Manipuler les médecins. Il décrit une industrie obsédée par «l’argent», servie par une «armée» de salariés«conditionnés» pour faire grimper les ventes, en passant sous silence les effets secondaires. «Nos médicaments n’ont que des qualités, inutile de parler des aspects moins glorieux : il n’y en a pas. […] Voici comment faire pour inciter les médecins à prescrire», écrit-il. En tant que cadre au marketing puis aux affaires médicales, Dalbergue était chargé de «dorloter» les «leaders d’opinions», ces prestigieux médecins hospitaliers capables de faire ou défaire la carrière d’une molécule. C’est-à-dire d’«inventer les moyens les plus tordus pour les acheter en toute discrétion», à coup de déjeuners, d’invitations grand luxe à des congrès, de contrats de consultants ou de participation à des travaux scientifiques. Bref, entretenir les fameux «conflits d’intérêts», que l’on retrouve régulièrement pointés du doigt dans tous les scandales médicamenteux (Vioxx, Mediator, etc.).
A chaque fois, les médecins mis en cause assurent que l’argent n’altère pas leur indépendance. Le témoignage de Bernard Dalbergue met à mal cette ligne de défense. «Très peu de médecins m’ont résisté. A force de travailler main dans la main avec nous, ils perdent leur objectivité, même si la grande majorité ne s’en rend pas compte.»
Il raconte dans son livre comment il a convaincu un grand professeur de censurer son discours à un congrès, en y retirant un passage sur les effets secondaires d’une molécule. Il y a aussi l’histoire de cette délégation de mandarins venue bouder ostensiblement face au patron de son labo, pour protester contre la baisse de leurs financements – la firme les a immédiatement rétablis. Ou encore la manière dont Dalbergue a, avec l’aval de l’État, activé ses réseaux de médecins pour minimiser les dérives liées au Subutex (trafic, prise par injection…), un produit de substitution à l’héroïne.
Bref, le Dr Dalbergue est devenu, au fil des ans, «un sacré roi de l’embrouille».«Ces pratiques d’influence sont moralement discutables et coûtent cher à la Sécu, mais elles sont autorisées par la loi, précise-t-il. Et elles n’ont pas de conséquences sanitaires tant que les molécules dangereuses ne sont pas commercialisées ou maintenues sur le marché.»
Il écrit que tout a basculé lorsqu’il a eu la conviction que son dernier employeur avait franchi la ligne rouge. D’abord en «mettant en danger les patients» avec le Viraferonpeg, traitement de l’hépatite C. En avril 2011, Merck découvre que le stylo injecteur pouvait ne pas délivrer la dose, et donc priver les patients de chances de guérir de cette maladie, potentiellement mortelle. Pourtant, Merck n’a pas prévenu les autorités. Après son départ du labo, Bernard Dalbergue a alerté Libération, qui a révélé l’affaire le 8 février 2012. Résultat : Merck a été convoqué à l’Agence du médicament et a remplacé le stylo fin 2013.
Couvrir. Il y a ensuite l’affaire du Victrelis. Comme nous le révélons, Merck a payé des experts de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, ex-Afssaps) impliqués dans l’évaluation de cet autre traitement de l’hépatite C du labo. Selon Bernard Dalbergue, c’est parce qu’il a refusé de couvrir ces faits qu’il a été viré en 2011. Merck n’a pas souhaité nous donner sa version. Dans la lettre de licenciement du Dr Dalbergue, le labo lui reproche d’avoir ignoré des instructions, refusé de participer à des réunions, et de ne pas avoir recadré une collaboratrice. S’il est en conflit avec Merck à ce sujet, Dalbergue assure n’avoir «aucune volonté de revanche» :
«Mon procès aux prud’hommes est prévu le 27 février. La justice tranchera.»
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Source(s): Liberation / Par Yann Philippin, le 03.02.2014 / Relayé par Meta TV )