Documentaire sur le le livre mythique décrit par Georges Orwell dans “1984”. On le croyait imaginaire jusqu’en 2012, année durant laquelle un exemplaire a été trouvé dans une brocante, en Belgique. Il a été réédité en mai 2014.
« Peut-être que, au moment critique, les gens ordinaires se montreront plus intelligents que les malins – en tout cas je l’espère. » Georges Orwell
Ce présent texte est tiré d’un ouvrage de J.B.E. Goldstein, spécialiste russe des sciences politiques, né au XIX ème siècle, et dont nous ne savons quasiment rien. Cet ouvrage, « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique », fut retrouvé dans une brocante en 2012 [1].
Ce n’est pas un livre de fiction (bien qu’il apparaisse dans « 1984 » de G.Orwell), et, il nous révèle quelques aspects et méthodes du pouvoir politique, dans la continuité du Prince de Machiavel.
(Ce passage concerne le chapitre 10, fait 1805 mots, 10868 caractères avec les espaces, et vous devrez compter 7 à 8 min pour le temps de lecture, en moyenne).
Rappel des principes généraux
Il est temps de résumer en principes généraux tout ce qui a été dit dans cette première partie consacrée à la politique intérieure, et comme préambule à la présentation de la forme que doit revêtir le pouvoir politique d’un système de gouvernance oligarchique. Ensemble, ces principes définissent une pensée politique, constituent une manière de voir la vie sociale, et forment un outil d’analyse politique et sociale. Nous pouvons même les appliquer concrètement à l’analyse de n’importe quelle période de l’Histoire. On peut d’ailleurs remarquer qu’ils sont présents dans les écrits de Machiavel, de manière implicite ainsi que cet auteur s’en est fait une règle. D’autres, tels que Pareto, Mosca, Michels et Sorel, les ont décrits de manière explicite.
Dans cette liste sont indiqués entre parenthèses les points de vue opposés aux règles du collectivisme oligarchique, ou qui servent de formes d’intentions [2] aux politiciens et aux rédacteurs de mythes. Car, pour bien comprendre ce qu’est une chose, il faut aussi savoir ce qu’elle n’est pas.
1°) Un science objective de la politique et de la société qui puisse être comparable, dans sa méthode, à d’autres sciences empiriques est possible. Elle doit décrire des faits sociaux et établir une corrélation entre eux. Et, sur la base des faits du passé, elle permet de formuler des hypothèses plus ou moins probables concernant le futur. Cette science doit impérativement être neutre de tout but politique pratique ; c’est-à-dire que, comme c’est le cas pour toute science, ses conclusions doivent être testées à l’aide des faits que n’importe qui peut observer, que celui-ci soit riche ou pauvre, dirigeant ou dirigé, et ne doivent en aucune manière être dépendantes d’à priori relevant d’une éthique ou d’un idéal.
(Les points de vue opposés disent qu’aucune science de la politique n’est possible, en raison de la grande richesse de la « nature humaine » ou pour quelques raisons du même ordre ; ou que l’analyse politique est toujours dépendante de programmes pratiques devant améliorer – ou détruire – la société ; ou encore que toute science politique est une « science de l’étude des classes sociales » qui est exact lorsqu’elle concerne la « bourgeoisie », mais ne l’est pas pour le « prolétariat », ainsi que les marxistes le prétendent).
***
2°) Le premier objet de la science politique est la lutte pour le pouvoir social dans ses diverses formes ouvertes et cachées.
(Les points de vue opposés disent que la pensée politique concerne l’amélioration du bien-être, de l’établissement de sa prospérité, et de règles devant apporter le bonheur à tous les citoyens, et autres idées inventées de temps à autre par les théoriciens et les philosophes).
***
3°) La loi de la vie politique ne peut être découverte par une analyse qui prend les mots et les croyances des hommes pour argent comptant. Les mots, programmes, déclarations, constitutions, lois, théories et philosophies doivent être comparés au vaste ensemble des faits sociaux, afin de pouvoir comprendre leurs sens politiques et historiques réels.
(Le point de vue opposé dit que les mots sont importants, puisque ce que les hommes disent, proposent de faire ou ont fait, sont les meilleurs preuves de leurs intentions).
***
4°) L’action logique ou rationnelle joue un rôle relativement mineur dans les changements politiques et sociaux. Il est trompeur de croire que, dans la vie sociale, les hommes agissent de manière délibérée pour consciemment atteindre des buts. L’action non-logique, stimulée par les variables des changements de l’environnement, de l’instinct, des pulsions et des intérêts du moment, est celle qui règle les évolutions, les régressions et les bouleversements.
(Le point de vue opposé dit que l’action rationnelle et réfléchie est responsable de toutes les évolutions, régressions et de tous les bouleversements. L’Histoire doit être perçue comme la chronologie des tentatives rationnelles des hommes pour atteindre leurs buts).
***
5°) Pour comprendre les changements de la société, il faut identifier en priorité les divisions sociales entre les dirigeants politiques et la masse qui est gouvernée, entre l’élite et le reste de la société dont les individus ne font pas partie.
(Les points de vue opposés : soit, nient l’existence de ces divisions, soit considèrent que leur importance sont d’un intérêt mineur, soit, croient qu’elles sont appelées à disparaître de toute façon).
***
6°) Les sciences de l’Histoire et de la politique concernent, avant tout, l’étude de l’élite, de sa composition, de sa structure, et des modalités de ses relations avec le reste de la société dont les individus ne font pas partie.
(Les points de vue opposés disent que l’Histoire concerne tout d’abord l’étude des masses, ou des personnages importants, ou encore des institutions).
***
7°) Le premier propos de toute élite et de toute classe de dirigeants est de conserver ses pouvoirs et ses privilèges.
(Le point de vue opposé dit que le premier propos des dirigeants est de servir la communauté. Cette perception du leadership politique est presque invariablement tenue par tous les porte-paroles des dirigeants politiques et des gouvernements, ne serait-ce qu’en vertu de l’obligation de respect qu’ils doivent à ceux au nom desquels ils parlent. Parmi ces porte-paroles, on trouve à peu près tous les hommes qui écrivent sur les sujets de la société et de la politique, et dont les textes font autorité).
***
8°) Le pouvoir de l’élite s’appuie sur la force et la tromperie. Pour qu’elle soit efficace, la force peut être cachée, la plupart du temps, ou être montrée à la seule fin de la menace. La tromperie n’implique pas nécessairement le mensonge délibéré et conscient ; c’est le mensonge par omission qui est le plus souvent utilisé.
(Les points de vue opposés disent que le gouvernement de la société est fondamentalement un droit délégué par Dieu, ou par le « droit naturel », la raison, ou encore la justice).
***
9°) La structure sociale, dans son ensemble, est intégrée et supportée par une formulation politique qui est, le plus souvent, inspirée par une religion acceptée, une idéologie ou un mythe.
(Les points de vue opposés disent que : soit les formules et les mythes sont des « vérités », soit ils ne sont pas des facteurs sociaux déterminants).
***
10°) Les règles établies par une élite coïncident plus ou moins avec les intérêts de ceux qui n’en font pas partie. Ainsi, en dépit du fait que le premier propos de toute élite est de conserver ses pouvoirs et ses privilèges, on trouve pourtant des différences réelles et significatives dans les structures sociales, depuis le point de vue des masses gouvernées. Cependant, ces différences ne peuvent être convenablement évaluées en termes d’intentions de forme et d’idéologies, mais en ceux : a) de résistance de la communauté relativement à d’autres communautés ; b) de degré de civilisation atteint par la communauté – c’est-à-dire sa capacité à exprimer une large variété d’intérêts créatifs, et à atteindre un haut degré d’évolution matérielle et culturelle relativement à d’autres sociétés ; c) de liberté – c’est-à-dire de sécurité de chaque individu contre l’exercice arbitraire et irresponsable du pouvoir.
(Les points de vue opposés nient l’existence de différences significatives au sein des structures sociales, ou, plus fréquemment, estiment ces différences de manière formelle et purement verbale, en comparant, par exemple, les philosophies ou les idéaux de deux périodes données de l’Histoire).
***
11°) Deux tendances opposées peuvent être dans chaque élite : a) une tendance aristocratique par laquelle l’élite cherche à conserver le pouvoir de chacun de ses membres et de leurs descendants, et à interdire le venue dans ses rangs d’individus de classes inférieurs ; b) une tendance démocratique qui ouvre une porte d’accès à l’élite aux individus des classes inférieurs.
(Des points de vue opposés nieraient l’existence de ces tendances et quelques-uns soutiendraient que l’une des deux peut être supprimée, et qu’ainsi une élite pourrait devenir : soit complètement fermée, soit complètement ouverte. Mais le point de vue le plus répandu, aujourd’hui, en est un « populaire » disant qu’il n’existe aucun mécanisme de fermeture de l’accès à l’élite de toute façon, puisque seules les capacité et intelligence conditionnent naturellement cet accès).
***
12°) La seconde des deux tendances décrites au point 11, ci-dessus, finit toujours par l’emporter. C’est pourquoi aucune structure sociale n’est permanente, ni aucune utopie statique n’est possible. Le lutte sociale, ou la « lutte des classes », ne connaît jamais de fin – c’est d’ailleurs elle qui fait l’Histoire.
(Les points de vue opposés voient la possibilité d’une stabilisation de la structure sociale. La lutte des classes, disent ceux-là, doit disparaître, et disparaîtra de toute façon, pour laisser place à une sorte de paradis sur terre qui sera une « société sans classe », parce qu’ils ne parveinnet pas à accepter le fait que l’élimination de la lutte des classes équivaudrait à l’élimination de la circulation sanguine – qui, en effet, charrie bien des maladies – , ce qui entraînerait la mort de toute la structure).
***
13°) Des renouvellements complets et très rapides affectgent périodiquement la composition et la structure des élites : ils sont le fait de révolutions.
(Les points de vue opposés : soit, nient la réalité des révolutions, soit considèrent qu’elles ne sont que de malheureux accidents qui auraient facilement pu être évités).
On pourrait remarquer que ces principes sont plus proches des points de vue instinctifs à l’ « esprit pratique » – qui sont d’ailleurs d’actifs participants de la lutte sociale –, que de ceux des théoriciens, des réformistes et des philosophes. Ceci est tout à fait naturel, parce que les principes ne sont que des généralisations de ce que les individus à l’esprit pratique font, et ont fait ; tandis que les théoriciens, très souvent, par comparaison, isolés de toute participation directe dans la lutte sociale, sont capables d’imaginer la société et ses lois exactement comme elles leur conviendraient.
[…]La structure de toute société gouvernée par une élite ne peut être maintenue sans une représentation théâtrale du pouvoir.[…] Le collectivisme oligarchique n’est pas exempt de ces représentations ; son élite ne peut exister et durer que tant qu’elle accepte de perpétuer le rituel de la République démocratique.
1. « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique » – Histoire d’un livre maudit et mythique.
2. Je le souligne : Ibid – Chapitre 1, La méthode : « Il y a une nécessité de ne jamais dévoiler ses véritables intentions à la masse, et de lui présenter d’autres raisons auxquelles on sait qu’elle est sensible. Ainsi, il faut nettement séparer la forme de l’intention, et la véritable intention dont rien ne doit être dit. »
Source : Agoravox
Dans son roman ‘’1984’’ (publié en 1949), George Orwell a placé le personnage d‘Emmanuel Goldstein, figure honnie du traître ; par bien des aspects, celui-ci évoque diablement Léon Trotski (Bronstein de son vrai nom). Le héros Winston Smith parvient à se procurer le livre qui lui est attribué, dont le titre se révèle être ‘’Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique’’.
Il y a quelques mois, bouffon(s) du roi, par son article Principes généraux du pouvoir, a porté à notre connaissance l’existence d’un ouvrage réel intitulé, lui aussi, Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique, se présentant comme écrit par J.B.E. Goldstein, traduit du russe et publié en 1948 (1).
En résumé, on a affaire à deux personnages de même patronyme, auteurs de deux livres portant le même titre. Les quatre jouissent en outre de degrés de réalité nuancés. Distinguons-les par la graphie :
– ‘’Emmanuel Goldstein’’, personnage imaginaire de ‘’1984’’, auquel est attribué ‘’Théorie et Pratique (…)’’.
– J.B.E. Goldstein, personnage plausiblement réel, auteur présumé du relativement réel Théorie et pratique (…).
L’identité de J.B.E. Goldstein nous échappe. Certains éléments de son texte invitent à conclure à un achèvement de rédaction en 1944 ; quelques passages semble dater d’avant la guerre ; un tout petit nombre d’éléments stylistiques du texte français, le seul connu, suggèrent une intervention postérieure aux années soixante-dix. Rien d’extraordinaire dans tout cela ; à cet égard comme pour le soin rédactionnel, une relecture plus attentive n’aurait pas nui avant publication.
Plus intéressant est de constater, en admettant un auteur unique pour l’essentiel, que celui-ci, doté d’une solide culture (2), était instruit de bien des choses concernant la France. Diverses hypothèses peuvent ainsi être échaffaudées autour de personnages tels que Boris Souvarine ou Yvan Craipeau. En tout cas Eric Blair (alias George Orwell) a manifestement eu en main Théorie et Pratique, éventuellement à l’état de manuscrit, l’édition de 2014 pouvant avoir été la première, voire l’unique. Dans l’immédiat, laissons les auteurs et considérons les œuvres.
De Théories et Pratiquesà ‘’1984’’
Les quelques pages de ‘’Théorie et Pratique’’ que Smith lit à sa belle ne figurent pas telles quelles dans Théorie et Pratique, mais elles s’accordent parfaitement avec son fond. Pratiquement tout ‘’1984’’ relève d’idées politiques agitées par plusieurs à l’époque, James Burnham entre autres, et exprimées par J.B.E. Goldstein. On pourrait presque dire qu’Orwell, par son art de romancier, a travaillé à leur donner une apparence concrète et sensible qui n’était pas l’affaire du théoricien Goldstein. Le personnage de la gentille Julia sert essentiellement à ça ; l’auteur aurait pu la ‘’vaporiser’’ sans appauvrir pour autant l’apport de ‘’1984’’.
Il y a ainsi deux raisons au moins de lire Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique. L’une relève de l’histoire littéraire : tenter de délimiter l’inspiration qu’Orwell a puisée dans ce texte. L’autre réside dans l’espoir d’y rencontrer quelques idées politiques intéressantes sur l’exercice collectif du pouvoir.
Pour nous faire goûter à Théorie et Pratique, bouffon(s) du roi a inséré dans son article des extraits pris dans le chapitre X de la première partie, chapitre dont la fonction est de synthétiser l’acquis des neuf premiers, soit un gros tiers de l’ouvrage. Cette sélection est bien sûr insuffisante pour se faire une idée convenable du livre ; d’autant que l’absence d’une Introduction empêche d’en percevoir clairement le dessein. Prenons-en une vue, certes réduite à quelques traits saillants, mais plus globale.
L’objet de cet « essai » est la conservation du pouvoir politique par une élite, c’est-à-dire par une classe supérieure de la société, derrière une apparence démocratique. Le régime économique établi est censé être collectiviste et planificateur ; nulle puissance d’argent ne doit constituer une menace pour le pouvoir de la classe supérieure.
Un Parti, secondé par une police efficace, assure secrètement la surveillance générale et entretient le mythe qui permet de maintenir l’adhésion des autres classes. L’élite est réputée avoir pour visée principale le pouvoir pour lui-même et non le bien commun (sinon en apparence). Elle agit à cette fin par la tromperie autant que par la crainte, sur la base d’une bonne connaissance des déséquilibres et des changements qui pourraient la menacer. Goldstein expose longuement ce que les sciences récentes permettent d’espérer sous ce rapport. Il s’étend sur une théorie sociologique des « résidus » – noyaux fixes des comportements irrationnels – prise chez Pareto, avant d’accorder la préférence au point de vue de la psychologie collective. L’ensemble le conduit à mettre en valeur les types du renard et du lion chers à Machiavel, dont la détection dans les différentes classes sociales contribuerait à la perception des risques.
L’emprise sur l’opinion publique passe bien sûr par le désinformation, mais également par un appauvrissement de la langue prenant modèle sur le Basic English d’Ogden.
La soumission de la population, donc la paix intérieure, est consolidée par un état de guerre aussi truqué que permanent. À cette occasion la considération de la géographie politique moderne incite à envisager des ensembles supracontinentaux, ce qui se traduit, dans le cas de Mackinder, par la tripartition Océanie-Eurasie-Estasie. (Noter que les trois cartes n’ont pas été tirées des auteurs évoqués.)
Il appert déjà que, si plusieurs aspects bien connus de ‘’1984’’ relèvent de thématiques goldsteiniennes, ce n’est pas le cas de tous, du moins pas au même degré. Le romancier ne s’est pas embarrassé des diverses sciences que son inspirateur se targue d’avoir placées à la base de sa théorie ; ce qui n’empêche pas l’homme de lettres de forer plus profondément, sur un point essentiel. À la question qui taraude Smith, celle du pourquoi de tout ce qu’il sait, Goldstein donne comme réponse : le pouvoir pour le pouvoir. Orwell, pour sa part, fait répondre par O’Brien : pour assurer la sensation à tous les instants de piétiner un ennemi impuissant.
Est-il besoin de préciser que toute ressemblance… (etc.) ?
Source : Agoravox