Haïti : Sexe contre nourriture, le démon de l’humanitaire

La vie sexuelle parfois débridée des employés des ONG et des agents de l’ONU était jusque-là un sujet tabou. Il l’est de moins en moins.

Après Oxfam à qui le tour? Les affaires de mœurs qui ont écorné l’image de l’ONG britannique pourraient éclabousser d’autres organisations. Médecins sans frontières (MSF), un autre géant du secteur, a pris les devants en annonçant que près de 150 plaintes concernant ses employés étaient remontées en 2017 dans le monde. Les langues se délient aussi parmi les anciens employés du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Des délégués auraient aussi eu des comportements inadéquats. En mission, certains humanitaires profitent de leur position pour en tirer un profit sexuel. Le recours à des prostituées comme cela a été le cas en Haïti est bien plus fréquent et surtout beaucoup plus ancien qu’on l’imagine. Cela concerne aussi bien les personnels des ONG que ceux des agences onusiennes.

En 2014, un blogueur africain révélait que la prostitution avait fait un bond en Ouganda avec l’arrivée des employés de l’ONU à Entebbe. En 2002 déjà, le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) et l’ONG anglaise Save the Children publiaient un rapport accablant. Dans les camps de réfugiés de Guinée, du Liberia et de la Sierra Leone, des jeunes filles de 13 à 18 ans confiaient avoir été obligées de coucher avec les agents humanitaires pour obtenir nourriture et médicaments. «Une pratique étendue», relevait le rapport. C’est la face cachée de l’action humanitaire.

Étouffer les scandales

Mal à l’aise, les ONG comme les Nations Unies sont tentées d’étouffer les scandales. Le plus souvent à cause de l’impact que pourraient avoir de telles affaires sur leurs financements. «L’instinct défensif prend le dessus parce que l’ONU a peur que cela affecte le montant des contributions versées par les États», confirme Ian Richard, secrétaire exécutif du Conseil de coordination des personnels de l’ONU à Genève. Aux Nations Unies, les cas d’abus sexuels peuvent, en outre, vite prendre un tour politique en fonction de la nationalité des personnes concernées.

Des fonctionnaires se sont retrouvés poussés vers la sortie ou «placardisés» pour avoir dénoncé ce qu’ils avaient vu. C’est le cas de Caroline Hunt qui a notamment dénoncé un viol commis sur le terrain par un cadre de l’ONU sur une réfugiée sri lankaise en 2003. Elle a été contrainte de quitter le HCR, mais la justice lui a finalement donné raison après plus de dix dans de procédures. Aujourd’hui, l’ONU a pris des mesures en interne pour protéger les donneurs d’alerte.

À première vue, les parties fines avec des prostituées pourraient paraître moins graves que les affaires de viols commis par des Casques bleus comme cela a été le cas en RDC au cours des dernières années. Mais de nombreux chercheurs ont montré que cette prostitution était assimilable à «des relations sexuelles de survie». Claire Colliard, cofondatrice du Centre de psychologie humanitaire à Genève, confirme avoir vu au Congo «des femmes qui se prostituaient pour un sac de riz afin de nourrir leur famille».

Détresse affective

Depuis vingt ans, la psychothérapeute genevoise et ses collègues accompagnent les humanitaires. Elle n’est pas surprise par ce qui s’est passé en Haïti. Isolés, immergés dans des zones où règnent la misère et la souffrance «beaucoup craquent en silence et perdent tout repère moral», raconte-t-elle. La hotline de son organisation mise en place il y a vingt ans a reçu des milliers d’appels de détresse. «La solitude sexuelle de jeunes gens qui ont entre 25 et 35 ans en a conduit certains à partir en roue libre», explique-t-elle. S’ajoutent l’alcool et les drogues. La source de cette dérive, insiste-t-elle, «c’est la détresse affective de ces jeunes qui se retrouvent à l’autre bout du monde». Sur les 250 000 humanitaires œuvrant dans le monde, les vrais prédateurs sexuels ne représentent que quelques cas exceptionnels.

Sujet encore plus tabou: les violences sexuelles à l’intérieur même de la sphère humanitaire. La Canadienne Megan Nobert en a fait la cruelle expérience. En août 2015, elle est droguée puis violée par un agent humanitaire à Bentiu, au Soudan du Sud. Rentrée en Suisse, elle ouvre un site Web (reporttheabuse.org) où elle invite les autres victimes à témoigner. Même si elle avoue avoir vécu une expérience traumatisante, elle estime que ce qui s’est passé en Haïti ne doit pas conduire à jeter l’opprobre sur tout le personnel humanitaire.

«Aujourd’hui, la plupart des organisations qui sont sur le terrain ont mis en place des procédures pour éviter de telles situations», explique la jeune femme. «Seul 1% des humanitaires ont des comportements problématiques», assure Claire Colliard, qui insiste sur le dévouement de ceux qui sont sur le terrain. Elle redoute les conséquences du grand déballage qui commence. Oxfam se trouve déjà rattrapée par d’autres affaires au sud du Soudan, au Liberia, aux Philippines, au Bangladesh et au Népal.

Le recrutement mis en cause

Avec l’affaire Oxfam se pose donc la question du recrutement. Lorsqu’elles font face à des situations d’urgence, les ONG ne se montrent pas toujours sélectives. Judith Schuler, porte-parole de Save the Children, préconise la création d’un passeport «humanitaire» pour s’assurer que les employés signalés pour des affaires d’abus sexuels soient sortis du circuit. L’établissement d’un registre, c’est justement l’idée que vient d’avancer la directrice d’Oxfam, Winnie Byanyima. Le CICR a mis l’accent sur la formation. «La dissémination de notre code de conduite fait partie intégrante des cours d’introduction pour chaque employé déployé sur le terrain», explique son porte-parole Thomas Glass.

Célhia de Lavarène, un esprit libre à l’ONU (2016)

Célhia de Lavarène est journaliste politique. ​Pendant une quinzaine d’années, elle a cessé d’être journaliste et a participé à 7 missions de l’ONU​. Lors des deux dernières en Bosnie et au Liberia, elle a ​ créé le Stop Trafficking Opération Program ​, destiné à lutter contre le trafic des êtres humains aux fins sexuelles. Au cours de ses missions, elle a ​pu constater que de nombreux casques bleus violaient des jeunes filles qu’ils étaient censés protéger. ​ A ce jour, l​e nom de ​Célhia de Lavarène ​figure sur une liste noire à l’ONU. En revanche, aucune mesure punitive n’a été prise contre ​ceux qui ont commis ces exactions. ​

 

Sources : Tribune de Genève / Passeur d’Alertes

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