L’Ifrap d’Agnès Verdier-Molinié : faux institut de recherche et vrai lobby ultra-libéral

Agnès Verdier-Molinié squatte les écrans pour parler d’économie, auréolée d’une réputation de chercheuse à l’Ifrap. Une prouesse extraordinaire pour une fondation ultra-libérale très éloignée de toute rigueur scientifique, experte du lobbying au Parlement, arrosée par de mystérieux mécènes et noyautée par des chefs d’entreprise…

C’est le diablotin qui sort de la boîte médiatique, dès que le mot « dépense publique » apparaît à l’écran. A moins d’éviter soigneusement ce type de programmes, difficile de louper Agnès Verdier-Molinié et ses analyses chiffrées dégainées à chaque fois qu’une réforme sur les retraites ou les fonctionnaires revient au menu d’une émission. Depuis le début de l’année, la directrice de la Fondation Ifrap est sur les antennes presque un jour sur deux : LCI trois fois, France 5, M6, Canal+, Arte, Europe 1, RTL, RMC, France Inter, Sud Radio, BFM Business, I24news, le service vidéo du Figaro (trois fois)… Sur son site web, l’institution se félicite d’ailleurs de cette aura impressionnante : « En 9 ans, les travaux de la Fondation sont devenus une référence pour les médias. » Mais de quels travaux s’agit-il ? 

Sur les plateaux, on s’efforce la plupart du temps de dérouler le titre d’Agnès Verdier-Molinié au long, pour que l’on comprenne mieux de quoi il s’agit : « Directrice de la fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques ». Un intitulé soporifique… mais qui a le bon goût de suggérer qu’il s’agit là d’une véritable organisation de recherche. Tout, dans la présentation de l’Ifrap, est voué à asseoir cette image d’une institution objective, aux méthodes scientifiques, qui produirait un contenu de référence. Ses salariés sont présentés comme des « chercheurs », chargés d’ « analyser » les politiques publiques. Selon ses statuts, le but de l’Ifrap est d’ailleurs en premier lieu d’« effectuer des études et des recherches scientifiques sur l’efficacité des politiques publiques, notamment celles visant la recherche du plein emploi et le développement économique ».

229 notes, dont seulement 2 rédigées par un chercheur

Cette présentation a tout du coup de génie marketing, puisqu’elle légitime et crédibilise l’Ifrap en tant qu’interlocuteur indépendant pour les médias. Le hic, c’est que quand on s’intéresse à la production de l’Ifrap, son caractère réellement « scientifique » ne saute pas aux yeux. Selon nos calculs, sur les 229 notes publiées par la Fondation en 2017, seulement… 2 ont été rédigées par un chercheur en activité, à savoir Samy Azzam, doctorant en droit public (devenu docteur en décembre dernier). Loin de pouvoir compter sur un «réseau de près de 150 chercheurs, contributeurs et experts qui participent à la conception de (ses) études » comme elle le revendique, l’Ifrap repose en réalité sur un nombre réduit de contributeurs, qui n’ont jamais publié d’article scientifique.

Alors qui, sont-ils ? En 2017, on retrouve seulement 20 signataires pour tous ses travaux. Près de 80% d’entre eux sont rédigés par une équipe restreinte de six personnes, qui correspond aux permanents de la Fondation, salariés pour leur immense majorité. Parmi eux, des titulaires de Master 2 en affaires publiques, en gestion, un ex-avocat, un ancien consultant… mais aucun diplômé d’économie. Agnès Verdier-Molinié elle-même est diplômée d’histoire contemporaine. Ce qui n’empêche aucunement d’être compétent mais incite à relativiser les prétentions scientifiques de la Fondation. Le reste des intervenants se décompose entre stagiaires (9%) et cadres dirigeants ou retraités du privé, tous passés par les secteurs de la banque ou de l’assurance sauf trois d’entre eux, si l’on se fie à leurs comptes professionnels en ligne.

De la “recherche”… pas scientifique

Dès 2011, Franck Ramus, directeur de recherche en sciences cognitives au CNRS et professeur à l’ENS, s’interrogeait sur son blog sur le caractère « scientifique » des travaux de l’Ifrap. Il expliquait d’abord que la qualité de « chercheur » en économie répond à des critères bien précis : « Les chercheurs, pour que leurs travaux soient diffusés et servent à quelque chose, doivent les publier dans des revues internationales à comité de lecture. Pour être publiés, leurs articles doivent être expertisés par d’autres chercheurs en économie parmi les plus compétents sur le sujet, dont le rôle est justement de faire ce travail de vérification des sources et des analyses (…) C’est ce processus d’expertise par les pairs qui assure que les articles publiés dans les revues scientifiques offrent un niveau minimal de qualité méthodologique. C’est à ce seul prix que la connaissance peut avancer.»

L’universitaire relevait donc que les « chercheurs » auto-proclamés de l’Ifrap n’ont jamais publié d’article scientifique : « Aucun des “chercheurs” de l’Ifrap examinés […] n’a jamais publié le moindre article dans une revue internationale d’économie. Aucun n’a même effectué une formation à la recherche attestée par un doctorat. ». Il en déduisait que l’activité de l’Ifrap se rapprochait plus du lobbying que de la recherche : « À la lumière de cet examen, j’hésiterais à dire que l’Ifrap est un institut de recherche, et que ses membres sont des chercheurs au sens usuel du terme. Lobbyistes serait sans doute un terme plus juste. »

Idéologie libérale

En réalité, sous ce vernis scientifique, l’Ifrap cherche surtout à défendre une idéologie ultra-libérale. Si les think tanks cèdent souvent à la tentation de porter des idées déjà arrêtées plutôt que de tenter d’élaborer une réflexion consensuelle, l’organisation d’Agnès Verdier-Molinié pousse le curseur particulièrement loin. Ses études ne proposent jamais d’auditions contradictoires d’experts (comme l’Institut Montaigne, think tank libéral), ni de rapports prévisionnels sur la conjoncture ou la croissance (comme l’OFCE, institut de recherche généralement classé à gauche). Les notes se résument souvent à un commentaire sur un rapport ou une annonce économique, assorti d’une proposition de réforme, invariablement ultra-libérale.

Dans cette optique, les chiffres maniés par cette organisation fondée en 1985 par le chef d’entreprise Bernard Zimmern sont très souvent les mêmes. Le taux des prélèvements obligatoires et le niveau de la dépense publique en France – particulièrement hauts – sont martelés, agrémentés de comparaisons internationales peu flatteuses. D’autres chiffres qui pourraient nourrir le contexte, comme ceux de l’évasion fiscale ou des écarts de revenu, ne sont pratiquement jamais évoqués.

Seize études sur l’ISF, zéro sur la fraude fiscale

De la même façon, certains sujets passionnent l’Ifrap, quand d’autres l’ennuient. Alors que pas moins de 16 études ont été consacrées à la « nécessaire » suppression de l’ISF en 2017, aucune n’a porté sur la fraude fiscale, qui grève pourtant également la compétitivité française. Et quand Agnès Verdier-Molinié plaide pour la fin de l’impôt sur la fortune, elle assure que « la fin de l’ISF devrait permettre le retour à terme des 200 à 300 milliards d’euros qui ont fui la France à cause de cet impôt ». Sauf que cette affirmation, qu’on retrouve de longue date dans les argumentaires de la droite, ne repose sur aucune étude scientifique : c’est un pari.

Sur les inégalités de richesse, la seule note de l’Ifrap consacrée précisément au sujet en 2017 – « Fiscalité : les riches sont-ils privilégiés ? » – en vient à relativiser les transferts de richesse en direction des plus riches sous Macron en constatant que les plus aisés ont beaucoup souffert sous Hollande et que « les pauvres (…) seront les premiers à bénéficier d’une baisse du chômage et d’un gain de pouvoir d’achat lié à la baisse des cotisations salariales programmées ». Cet argument, qui postule que les versements faits aux riches vont faire refluer le chômage, s’avère encore une fois plus proche du plaidoyer politique que de l’analyse économique rigoureuse.

Des pamphlets anti-candidats

D’une façon étonnante de la part d’une fondation censée poursuivre une œuvre d’intérêt général, l’Ifrap s’est même fendue de quelques pamphlets contre des candidats à l’élection présidentielle. Le programme de Jean-Luc Mélenchon en a pris particulièrement pour son grade, au détour d’une étude plus proche de l’argumentaire politique que d’un rapport économique rigoureux, intitulée “Jean-Luc Mélenchon, un programme économique de prestidigitateur“. “Nous touchons ici à la véritable maladie des extrêmes français“, pointe l’auteur en incluant Marine Le Pen et Benoît Hamon dans son réquisitoire. Il remet en cause le sérieux des rédacteurs du projet de la France Insoumise : “La charité nous fera douter que ce programme ait pu recevoir l’aval de véritables économistes“. 

Le principal reproche de l’Ifrap ? Ce programme ne serait pas favorable aux entreprises et aux riches, qui verront leurs impôts augmenter grandement, au risque d’étouffer leurs marges : “L’éléphant ne se contente pas d’entrer dans le magasin de porcelaine de l’emploi, il y casse toute la vaisselle et s’apprête, non seulement à geler tout nouvel emploi, mais à provoquer la faillite des entreprises qui ne pourront pas résister au choc“. Une assertion valable du point de vue ultra-libéral mais qui ne prend que peu en compte le renversement de modèle de société prôné par Jean-Luc Mélenchon, rapidement renvoyé à une “soviétisation totale” de la société, sans aucune analyse sur les conséquences de la refonte de la Constitution et des textes européens, indispensables pour concevoir sérieusement l’argumentaire Insoumis.

“Marxisme dictatorial”

La fondation d’utilité publique se plaint encore qu'”héritier du jacobinisme révolutionnaire, puis du marxisme dictatorial, ce programme se refuse à considérer les acteurs économiques, et au premier chef les entreprises, comme des partenaires légitimes“. Drôle de vocable qui emprunte davantage à la virulence du combat politique qu’à la froideur d’un rapport économique. Plus que des études de “chercheurs” indépendants, qui tenteraient d’éclairer le débat économique en prenant en compte toutes les données, les notes de l’Ifrap s’apparentent ainsi plutôt à des éléments de langage chiffrés à destination des responsables politiques libéraux. Officiellement indépendant de tout parti politique, le think tank penche d’ailleurs clairement d’un côté de l’échiquier politique. Dans une étude sur les “12 réformes que Macron doit reprendre des programmes des candidats battus“, il pousse… dix mesures issues des programmes de Les Républicains.

Plus globalement, hormis cette devanture chic de la “recherche scientifique”, l’Ifrap fonctionne comme un groupe de pression lambda. Elle propose par exemple un programme législatif de 15 réformes économiques, à la manière d’un parti politique. Parmi elles, l’augmentation de l’âge du départ à la retraite, un référendum sur la fin de la fonction publique, la fin des 35 heures, des baisses massives des dépenses publiques et des impôts. Un agenda que ne renierait pas un lobby anti-impôts comme Contribuables associés, créé en 1990, notamment par Bernard Zimmern… le fondateur et président d’honneur de l’Ifrap.

Lobby au Parlement et mystérieux mécènes

Preuve ultime de sa véritable nature, l’organisation libérale s’est récemment définie elle-même en tant que lobby. C’est que la loi imposait aux organisations qui souhaitent faire du lobbying au Parlement de s’enregistrer avant le 31 décembre 2017… Le 20 décembre 2017, l’Ifrap s’est donc inscrite au registre des représentants d’intérêts au Parlement, publié par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Si ces pratiques sont parfaitement respectables dès lors qu’elles sont transparentes, il demeure un hic : on ne sait pas par qui elles sont financées. Sur son site, l’Ifrap se targue de ne recevoir aucun subside public, ce qui renforcerait son indépendance : « la Fondation Ifrap est intégralement financée par la générosité privée ; ceci la rend totalement libre de parole, de ses axes de recherche et de ses propositions de réformes ». On pourrait tout aussi bien soutenir exactement le contraire : dépendante des dons privés, l’Ifrap a tout intérêt à calquer ses propositions sur les attentes de ses mécènes. Et ce même si elle assure solennellement qu’elle « ne rémunère pas, de quelque manière que ce soit, ni n’accorde aucun avantage, ni publication, ni contrat préférentiel, au donateur ».

Une très précieuse “utilité publique”

En 2016, l’Ifrap a ainsi touché la somme impressionnante de 1,34 million d’euros de dons privés. Venant d’où ? On ne le sait pas, étant donné que l’Ifrap ne donne aucune indication sur ses mécènes. Pour ces derniers, le bénéfice est maximum. Ils peuvent pousser leurs idées, tout en restant dans l’ombre. Auréolée de l’aura “scientifique” que se plaît à entretenir l’Ifrap, l’idéologie libérale qu’ils soutiennent est défendue sur tous les plateaux télé. Leurs idées sont également poussées directement auprès des parlementaires par Agnès Verdier-Molinié, qui enfile alors sa casquette de représentante d’intérêts. 

Grâce à la reconnaissance d'”utilité publique” accordée par un décret de François Fillon en 2009, ces mystérieux financeurs peuvent même soutenir ce lobby… tout en bénéficiant d’une remise de 66% de leurs dons sur leurs impôts sur le revenu ou de 75% de leur IFI (le nouvel ISF). A la différence d’un parti politique, ces dons ne sont d’ailleurs aucunement limités à 7.500 euros par an. Le bon plan !

En 2015, Challenges évoquait un financement « à 90% par des dons de particuliers, le reste provenant de PME ». Quand on observe la gouvernance de l’Ifrap, on remarque surtout la présence de hauts cadres du secteur privé français. Sur les onze membres actuels de son conseil d’administration (hormis le commissaire du gouvernement, qui représente l’État), on dénombre… neuf dirigeants ou retraités d’entreprises françaises importantes.

108ème fortune française

Parmi eux, quelques mastodontes. Le président du conseil d’administration, Jean-Claude Rouzaud est l’ancien Président du groupe prospère Champagne Louis Roederer et un habitué des classements des Français les plus riches. Son fils, Frédéric Rouzaud, à qui il a légué l’essentiel de ses biens, est aujourd’hui considéré par Challenges comme la 108èmefortune française, avec 785 millions d’euros de richesses. Denis Kessler, personnalité qualifiée, est lui PDG du groupe de réassurance Scor, coté au CAC Next 20, l’indice boursier qui regroupe les vingt valeurs qui suivent celles du CAC 40. Son chiffre d’affaires 2016 avoisine les 14 milliards d’euros.

Par Étienne Girard

 

Source : Marianne

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