L’amour vache d’un journaliste américain pour Paris

Le correspondant du “New York Times” quitte Paris pour rejoindre Londres. Il nous laisse ses réflexions sur une ville qui n’est plus que l’ombre d’elle-même.

Le texte de Steven Erlanger est paru dans les pages “voyage” du New York Times. Et de fait, le testament du journaliste américain, correspondant ces 5 dernières années à Paris et qui prend ses fonctions à Londres, tient du guide pour touriste cultivé. Il l’aidera à dégotter les quelques bons plans de la capitale, et lui épargnera les poncifs décevants. Mais cette lettre d’adieu, en forme d’hommage un peu vache à une belle qui aurait mal vieilli, est bien plus que cela : elle met le doigt sur nos maux, pas seulement parisiens, mais français : la gentrification de la ville, la ghettoïsation spectaculaire de la société et, pour finir, une exacerbation des rancoeurs qui tourne le dos à la tradition française d’accueil et d’intégration. 

Steven Erlanger est subtil : il sait que Paris est “multiple”, qu’elle reste l’une des plus belles villes d’Europe, seule Prague soutenant selon lui la comparaison. Il sait qu’elle donne à celui qui la parcourt à pied “la sensation unique qu’il la découvre comme personne avant lui”. Ruelles, parcs, musées méconnus : Paris est généreuse à celui qui va au-delà des passages obligés des tours-operators.

Paris aseptisé

Tant mieux pour elle, car, constate l’Américain, le voyageur féru d’histoire cherchera en vain en ces avenues trace du bruit et de la fureur passés, son histoire faite “de sexe et de sang, de révolution et d’insurrection, de guillotine et de communards, de régicides et d’infanticides, de soldats occupants et des actes de ceux qui ont collaboré avec eux”. Nulle trace de cette ambivalence entre “l’ordre et le confort bourgeois haussmanien” et l’avant-garde de la “vie de Bohême”, qui serait nés ici au XIXe siècle selon l’écrivain Adam Gopnik. “Alors que ces deux idées semblent antinomiques, ajoute Erlanger, [Gopnik] suggérait, qu’en fait, elles étaient indissociables. Aujourd’hui pourtant l’équilibre est rompu et Paris est bien trop rangée, aseptisée, et étroitement policée pour qu’il s’y passe quoi que ce soit de louche hormis de banals adultères bourgeois. En ce sens, quelque chose d’important a disparu.” 

Paris n’est plus. On connaît la chanson. Steven Erlanger apprend à ces lecteurs américains ce que nous savons déjà. Oui, Paris est sublime et cultive le sens du beau : dans ses larges perspectives qui donnent libre champ au regard, dans l’élégance de ses passants, dans ses assiettes où, “même dans les restaurants (relativement) modestes, on prend soin de disposer les mets avec goût”. Mais Paris est aussi “crasseuse”, minée par “l’indifférence étudiée” de ses habitants. Elle rappelle au journaliste américain “à quoi ressemblait, au pas si bon vieux temps, Times Square le dimanche à 8 heures du matin”. Oui, on souffre dans la capitale des embarras inédits à Londres ou Berlin : ainsi l’inévitable “marche vers l’aéroport par un froid glacial le long d’une autoroute bloquée par une grève”. 

Discours racistes et antireligieux

Mais, surtout, Paris a fait fuir ses classes populaires et laborieuses, a repoussé ses pauvres au-delà du périph’ devenu un véritable “Mur de Berlin”. “Même la grande confrontation entre la gauche et la droite s’est affadie. Sous l’apparent consensus, on trouve une mésestime de soi et une perte d’identité, qui mène à une radicalisation des marges. Il y a des discours politiques profondément racistes et antireligieux qui cherchent à redéfinir ce que c’est que d’être Français dans un pays qui sent qu’il a perdu sa boussole, qui chute de son rang en Europe, dont le leadership moral a été sali par l’islamophobie et l’ultra-nationalisme”, écrit-il. 

Et de poursuivre : “Cela aussi appartient à l’histoire parisienne. Il suffit de se rendre dans le 19e arrondissement et son magnifique parc des Buttes-Chaumont, où les bandes de jeunes musulmans, africains et juifs se battent pour contrôler un morceau de gazon, ou de pousser jusqu’aux marchés autour de Tati dans le 18e, ou de se promener à la Gare du Nord, l’une des gares les plus fréquentées d’Europe. Là, les hommes d’affaires et les touristes détournent les yeux quand des prostitués, jeunes Roumains, Tunisiennes et mineurs musulmans, se bousculent, quand des bandes de filles noires déboulent dans Paris venues des banlieues déshéritées, enlèvent leurs défroques de pauvres dans le train pour venir rencontrer des garçons et faire du shopping. Des policiers armés les contrôlent avec rudesse, malgré l’interdiction de ce ciblage racial.”

Pour conclure, le journaliste se devait de dire que Paris valait le détour – “pour qui en a les moyens”. Que “les macarons à la pistache de Daloyau” étaient les meilleurs qu’il eût jamais goûtés, que le musée Guimet renfermait des trésors, que Passard réinventait les légumes. Avant de laisser le dernier mot à Hemingway : “Paris vaut tous les efforts et vous serez récompensés de ce que vous lui apporterez. Mais ça, c’était le Paris de quand nous étions très pauvres et très heureux.” 

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Source: Le Point (par Marie-Sandrine Sgherri)

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