Le président de la Commission est critiqué pour la nomination cavalière de son chef de cabinet, Martin Selmayr, au plus haut poste de l’administration bruxelloise.
« Coup d’État du Luxembourg par la petite porte », « scandale », « erreur grave », « effarante nomination »… C’est un déluge de critiques qui s’est abattu sur l’échine de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, qui a réussi l’exploit de dresser toutes les familles politiques du Parlement européen contre lui. Son forfait : avoir, par un tour de passe-passe juridique, promu son chef de cabinet, Martin Selmayr, au poste de secrétaire général de la Commission, le plus haut grade administratif de l’eurocratie.
Ce qui en France serait un passe-droit ordinaire devient, au niveau européen, un scandale qui secoue tout Bruxelles. Et c’est sur un ton aussi outré qu’affligé qu’une bonne trentaine d’orateurs se sont succédé, lundi 12 mars après-midi, à Strasbourg, pour dénoncer ce qui est devenu le « Selmayrgate ». Jean-Claude Juncker s’est défilé. Il n’a pas osé affronter la bronca parlementaire et a délégué cette mission difficile au commissaire allemand Günther Oettinger (en charge de l’administration et co-décideur en l’espèce). Celui-ci a réitéré que la nomination de ce fonctionnaire avait été accomplie dans les règles et approuvée « à l’unanimité par le collège des commissaires ». En effet, pris par surprise, aucun d’entre eux n’a osé contester le fait qu’en l’espace de quelques minutes Martin Selmayr ait été d’abord nommé secrétaire général adjoint, puis secrétaire général de la Commission. Une ascension rapide qui a pris… neuf minutes. Si les règles ont été formellement respectées, l’esprit des règles, lui, a été foulé au pied. Depuis que l’affaire a pris de l’ampleur, aucun commissaire n’a ouvertement remis en cause le coup de Juncker. En coulisses, ils râlent et se plaignent d’un « scandale politique ». « Ça n’est jamais arrivé en 60 ans ! » s’émeut l’un d’eux.
Selmayr, une machine de guerre au service de Juncker
Martin Selmayr est citoyen allemand. Certains y voient la main de l’Allemagne. Mais c’est une mauvaise lecture de l’événement. Ce juriste de 47 ans est arrivé dans les hautes sphères de la Commission par le Luxembourg. S’il partage les vues de la CDU sur l’avenir de l’Europe, s’il est indiscutablement un homme de droite, il ne faut pas y voir un coup de billard de Berlin, mais bien le geste de gratitude de Jean-Claude Juncker envers son fidèle collaborateur, omnipotent, diligent en tout, et qui, par sa capacité de travail impressionnante, son autorité naturelle et sa vue d’ensemble, est capable de peser sur bien des dossiers en Europe. Le nommer sur la plus haute marche de l’administration bruxelloise pérennisera la mainmise de Selmayr sur bien des rouages de la machinerie européenne. Il s’agit bien de perpétuer une influence déjà très importante. La preuve en est qu’aucun commissaire n’ose affronter publiquement le Selmayrgate… Martin Selmayr est redouté.
Le PPE (la droite européenne) aurait pu se satisfaire qu’un homme qui partage ces convictions soit nommé à ce poste-clé. Et pourtant, ce n’est pas ce qui s’est passé. Au nom du groupe PPE, l’eurodéputée Françoise Grossetête a élevé une protestation solennelle dans l’hémicycle contre une pratique qui pourrait « donner du grain à moudre aux eurosceptiques et entretenir le mythe d’une Europe technocratique ». Le chef du groupe écologiste, le Belge Philippe Lamberts, s’en est pris directement à Martin Selmayr qu’il accuse de « caporalisation des fonctionnaires ». Naturellement, les eurosceptiques et europhobes ont sauté sur cette si belle occasion de dénigrer les institutions. Nigel Farage, au vu de l’affaire, s’est félicité que le Royaume-Uni quitte l’Europe et a dénoncé un poste à 25 000 euros de traitement mensuel. Bruno Gollnish, membre du Front national, a lui pointé du doigt le silence « bienveillant » des 27 commissaires (tous sauf Juncker) en s’interrogeant sur les avantages que ceux-ci se seraient vu promettre après la fin de leur fonction : « une indemnité de 40 à 65 % du salaire de base, la possibilité de garder un bureau, une voiture avec chauffeur, deux assistants… »
Une affaire en pleine flambée de l’euroscepticisme
L’affaire va désormais être examinée, la semaine prochaine, par la commission du Contrôle budgétaire du Parlement. Du reste, sa présidente, Ingeborg Grässle, a pris la parole lors de ce débat pour se plaindre que les choses étaient faites à l’envers. Elle aurait préféré que ce débat public ait lieu après l’examen du cas Selmayr par sa commission. Elle a aussi appelé les anciens commissaires européens à renoncer à leurs avantages.
Beaucoup d’eurodéputés remarquent qu’après le vote italien, marqué par une flambée de l’euroscepticisme, l’affaire Selmayr tombe assez mal pour l’Union européenne. Les chefs d’État et de gouvernement n’ont, à ce stade, émis aucune protestation, considérant sans doute que les affaires de la machinerie bruxelloise relevaient de la compétence unique de Jean-Claude Juncker. Eux savent qu’à tout moment, ils conservent le pouvoir entre leurs mains et ne semblent pas voir en un fonctionnaire, aussi puissant soit-il, un obstacle à leur capacité finale de décision.
Source : Le Point 13 mars 2018