Libérer la parole: Elles veulent parler. Porter à la connaissance de tous ce qui leur est arrivé entre 2010 et 2014. Pour que les choses changent et que l’on ne considère plus que le harcèlement sexuel est uniquement le fait d’hommes politiques âgés et confits dans des habitudes pénalement répréhensibles. Mais, d’une part, certaines sont toujours membres du MJS et, d’autre part, dans de nombreux cas, les faits sont prescrits. C’est pourquoi Libération a décidé de raconter ce qu’elles ont vécu sous des prénoms d’emprunt. Pendant plusieurs semaines, notre enquête a consisté à retrouver le maximum de témoins autour d’elles. Pour recouper et solidifier leurs paroles. Même en «off».

Socialistes et parisiens, deux camarades boivent un verre après le boulot, un soir d’octobre. Voilà une semaine que le scandale Weinstein a explosé, révélant les témoignages de femmes agressées sexuellement depuis plus de vingt ans. Sur un coin d’écran allumé dans le troquet, les deux anciens membres du Mouvement des jeunes socialistes (MJS) captent le visage d’Emma de Caunes, qui a elle aussi décidé de sortir de son silence contre le producteur américain. Les deux amis se réjouissent en trinquant : aux Etats-Unis, en France, partout, la parole des victimes se libère. «Il y en a un qui doit pas être bien en ce moment, c’est Thierry Marchal-Beck», ajoute l’un d’eux en guise de toast, avant de passer à autre chose. De 2011 à 2013, Thierry Marchal-Beck dirigeait le MJS, l’organisation de jeunesse du Parti socialiste. Et c’est lui que huit femmes accusent aujourd’hui de faits pouvant être qualifiés de harcèlement et d’agressions sexuelles, entre 2010 et 2014. Huit victimes qui brisent la loi du silence, même si Libération a pu recenser au moins quatre cas supplémentaires. Dans leur grande majorité, ces faits sont prescrits et n’ont pour l’instant pas fait l’objet d’un dépôt de plainte, même si deux victimes y réfléchissent.

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Toutes ont été militantes ou cadres du MJS. Quelques-unes le sont encore, à Paris ou en province. Pour certaines d’entre elles – une minorité -, cela a commencé par des relations sexuelles consenties avec celui que la planète socialiste appelle «TMB». Jusqu’au jour où il a dérapé. Contacté par Libération, l’intéressé se dit «sidéré» par l’objet de notre enquête, refusant de se livrer «à un exercice biaisé de questions-réponses». L’ancien dirigeant socialiste explique qu’il se tient «naturellement» à la disposition de la justice et se «réserve le droit d’engager toute procédure». Récit, chronologique, d’une ascension et d’une dérive qu’il appartiendra à la justice de démêler.

«Je ne pouvais plus m’en sortir»

Hiver 2010. Les élections européennes ne se sont pas mal terminées pour la gauche. Après des années de militantisme à l’Union nationale lycéenne (UNL) et au MJS, Thierry Marchal-Beck est entré dans l’équipe de direction de l’organisation de jeunesse, où il est chargé du projet et des relations extérieures. Il vit donc à Paris, où il rencontre Lise (1), qui y milite. Ils se plaisent et, au début, leur relation est consentie. «Ensuite, je ne pouvais plus m’en sortir», relate la jeune femme. La liaison bascule dans le harcèlement. TMB se fait pressant, ne lâche plus Lise, la couvre de SMS. Sur des motifs réels ou factices, le jeune dirigeant convoque la secrétaire nationale chez lui plutôt qu’au siège du PS. «J’ai dû le masturber pour m’en débarrasser. Il disait : “Comme tu as dit oui une fois, tu ne peux plus dire non maintenant.”» Cette pression incessante prend fin à l’été 2010, quand Lise rencontre son compagnon. L’agression et les souvenirs de Lise s’estompent. «Ce n’est qu’avec l’affaire Baupin, cinq ans plus tard (2), que j’ai réalisé ce qui m’était vraiment arrivé : on était clairement dans un abus de pouvoir, explique l’ancienne cadre. A chaque affaire de harcèlement, ce qui m’est arrivé ressurgit. Je m’interroge sur mon statut de victime et mon incapacité à réagir.»

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«Je veux qu’il s’arrête»

En 2011, Aurore est membre des instances nationales du MJS. Une relation amoureuse s’installe avec TMB, qui n’est pas encore président. Mais chacun sait déjà qu’il le deviendra lors du prochain congrès, en novembre. Comme Aurore vient de province, ils se voient quand elle «monte» à Paris. En sortant du bureau national du MJS, rue de Solférino, un soir du printemps 2011, Aurore veut rejoindre l’appartement qu’on lui prête dans la capitale. Sans TMB cette fois : Aurore ne veut pas, ne veut plus. Mais lui s’impose et attrape la valise de la visiteuse. «Je la porte, je te raccompagne», assène-t-il, entraînant Aurore boire un verre dans le quartier tout proche de Saint-Michel. A chaque étape ensuite – se dire au revoir, faire le code d’entrée, monter jusqu’à l’appartement -, Aurore explique au futur président que la soirée s’arrête là, qu’il doit partir et la laisser. Mais il la suit jusque dans le couloir de l’immeuble. «Devant la porte de l’appartement, il me plaque contre le mur, commence à m’embrasser de force, raconte-t-elle. Je mens et je dis qu’un de mes cousins dort à l’intérieur. Il ne peut plus entrer. Pour ne pas que cela aille plus loin, je me sens obligée de lui faire une fellation. Je veux qu’il s’arrête, que son harcèlement s’arrête. Il part tout de suite après.»

«Mon ascension s’est arrêtée net»

Entre 2010 et 2011, tout va changer pour Marie. En 2010, elle est une jeune pousse socialiste prometteuse, pressentie pour prendre la tête de sa fédération départementale, en banlieue parisienne. Tout le monde chante ses louanges. A la même époque, elle a le «béguin» pour TMB. A la base, c’était un «jeu de séduction consenti des deux côtés», dit-elle sept ans plus tard. Sauf que Marie ne franchira jamais la ligne jaune : elle est en couple et n’entend pas tromper son compagnon. TMB, en revanche, tentera sa chance en permanence, faisant balader sa main sous sa jupe, entre autres. Marie dit et redit non. Courant 2011, le scénario prend une tournure politique. «J’apprends par des camarades bienveillants que le futur président se répand sur mon état psychologique supposé instable dans les instances nationales, relate l’ancienne militante qui poursuit des études de droit en parallèle. En fait, plus je disais non, plus il disait à tout le monde que je n’étais pas digne de confiance.» Du coup, Marie est lâchée par la direction, qui semble se ranger à l’avis de TMB sur sa personnalité. Elle alerte plusieurs responsables nationaux, expliquant que le futur patron du MJS est «dangereux pour les femmes et pour l’organisation». Mais en novembre 2011, Thierry Marchal-Beck est intronisé. «Et là, mon ascension dans le mouvement s’arrête net», se souvient Marie. Ni proposition ni promotion : plus rien jusqu’au départ de TMB, en 2013. Marquée, la jeune femme part étudier à l’étranger. A son retour, elle quitte le MJS et s’installe en province.

«Sa voix n’a pas changé»

Une après-midi, fin 2011, juste après l’élection de TMB à la présidence du MJS, Diane, responsable fédérale en province et membre du bureau national, fait le point avec le président dans son bureau, situé sous les combles à Solférino. Pendant qu’il lui parle, d’un ton égal, Thierry Marchal-Beck ferme la porte subrepticement derrière elle et enlève sa ceinture, raconte-t-elle. «Sa voix n’a pas changé pendant qu’il faisait ça», témoigne aujourd’hui la jeune femme. Tout se passe très vite : «un quart ou une demi-seconde» plus tard, TMB a ouvert sa braguette. «Il prend ma tête, l’approche de son sexe pour m’obliger à lui faire une fellation. Je le repousse très fort, je l’insulte et je pars en courant.» Quelques jours après la scène, ils se recroisent et TMB «fait comme si de rien n’était», se souvient-elle, claquant même la bise à sa camarade. «Et après, comme d’habitude, il monte à la tribune pour dire combien il faut protéger les femmes parce qu’il est un grand féministe. C’était surréaliste», estime Diane six ans plus tard.

«Il agissait sans se soucier des témoins»

Louise, militante francilienne du MJS, n’avait, elle, jamais croisé le président du mouvement jusqu’à cette rencontre de jeunes socialistes à Bruxelles, mi-décembre 2012. 300 militants de toute l’Europe ont rallié pour l’occasion la capitale de la Belgique. Le samedi 15 décembre, une tournée des bars s’organise. La troupe fait halte au Floris Bar, spécialisé dans les absinthes et situé impasse de la Fidélité. Quittant la piste de danse, Marchal-Beck arrive à la table de Louise par derrière, plaque ses mains sur ses seins et les malaxe devant ses amis qui assistent, bouche bée, à la scène, de face. «Je me retourne et je réalise qui est en train de me faire ça, raconte l’ancienne militante francilienne. On ne se connaît pas, il arrive et il me pelote vigoureusement.» Devant la réaction de la tablée, le président du MJS lâche son emprise et tourne les talons. «Avec le recul, je me suis dit que ce qu’il avait fait était totalement dingue, il agissait sans se soucier des témoins», souffle Louise.

«Je me souviens de tout»

Blandine a également fait le déplacement à Bruxelles. Elle est membre du MJS Paris, une fédération vitrine représentant 20 % des effectifs nationaux. Thierry Marchal-Beck est le «suivi» de la «fédé» de Paris : son référent politique. Au courant de tout, l’œil sur tous. Comme Louise, Blandine ne le connaît pas personnellement. Comme Louise, elle le croise dans le couloir d’un bar bruxellois, ce samedi 15 décembre 2012 : «Il m’a plaquée dans un coin, passant ses mains sous mon tee-shirt, sur mes seins, mon ventre, mon dos et m’expliquant que j’avais tellement bu que de toute façon je ne me souviendrai de rien le lendemain. Malheureusement si : je n’étais pas saoule et je me souviens de tout.» La jeune femme se dégage et raconte immédiatement la scène à ses responsables fédéraux. «Ce qui s’est passé était une agression inacceptable, confirme l’un d’eux, contacté par Libération. J’ai récupéré Blandine choquée et on est partis.» La jeune militante décide de ne pas porter plainte mais parle ouvertement de ce qui lui est arrivé dans les instances du MJS. «Pour que ça change.» Ce qui revient aux oreilles du président, qui pique une colère, expliquant qu’il n’a rien fait et qu’on cherche à lui nuire.

«Ah, tu portes des bas»

En 2013, Vanessa s’apprête, elle, à prendre la tête de sa fédération, en province. Une rencontre – la première – est organisée avec le président du mouvement, le 28 février, en marge d’une réunion publique où se pressent toutes les huiles socialistes du département. Sur le mode de la plaisanterie, le responsable de Vanessa la prévient que TMB est plutôt porté sur la chose. Un peu collant pendant le pot de l’amitié, Marchal-Beck termine en lui pinçant les fesses. La voilà sur ses gardes. Elle en parle à son responsable, que Libération a joint et qui confirme. Quelques mois plus tard, Vanessa est à Paris pour un conseil national du MJS, fin 2013. En sortant des toilettes, elle tombe sur TMB qui place sa main, d’autorité, sous sa jupe. «Ah, tu portes des bas», glisse-t-il selon elle. «Je le regarde dans les yeux sans pouvoir bouger, se souvient Vanessa, qui n’avait jusque-là décrit ce moment qu’à une seule personne en trois ans. Il remonte sa main entre mes jambes vers mon sexe et ajoute “oh, et un string”. Cette phrase reste gravée en moi. Je ne porte plus de bas : chaque fois j’y pense.» Elle se débat et sort fumer une cigarette, sans parler de ce qui vient de lui arriver. Pendant des mois, elle va occulter la scène. Ce n’est qu’en recroisant TMB le 3 mai 2014, pour une soirée en banlieue parisienne consacrée aux élections européennes, que tout lui revient en mémoire. Ce soir-là, le président du MJS tentera de forcer une autre militante dans les toilettes du Pavillon Baltard. Devant son refus, il finira par se contenter d’exhiber son sexe, selon plusieurs responsables du MJS ayant recueilli son récit à l’époque et avec lesquels Libération a échangé.

«Il était violent»

Depuis la campagne présidentielle de 2012, Hélène en pince pour TMB. Elle le connaît depuis 2009. Il était d’ailleurs le «suivi» de la fédération de province dont elle était animatrice fédérale. Pendant la campagne de Hollande, «on était plus souvent ensemble que chez nous. Il y avait beaucoup de [rapports] consentis, mais des sentiments partagés, ce serait beaucoup dire», estime aujourd’hui l’ancienne cadre du MJS. Deux ans plus tard, à l’été 2014, de l’eau a coulé sous les ponts : Hélène s’apprête à quitter le mouvement et organise sa soirée d’adieu. Loin des regards, même modus operandi que celui décrit par la plupart des jeunes femmes qui accusent TMB : il la plaque contre un mur, tente de l’embrasser de force et passe ses mains sous son tee-shirt. «Il n’était pas entreprenant, simplement violent.» Hélène tente de le raisonner puis le repousse avant de rejoindre ses amis. En silence.

(1) Tous les prénoms ont été changés.

(2) En mai 2015, le député écolo Denis Baupin est accusé d’agressions sexuelles et de harcèlement sexuel. Huit femmes ont témoigné des faits qui se seraient déroulés entre 1998 et 2014. L’enquête a été classée sans suite en 2017 pour prescription.

Laure Bretton