Thème : REFLEXION PERSONNELLE
Titre : Benjamin Franklin
Depuis le 13 novembre, face à la raideur de l’état d’urgence et devant le zèle policier, elle flotte comme une bouée de sauvetage, brandie par les défenseurs des libertés publiques et même quelques supporters de Ligue 1, qui en font des banderoles.
Tricentenaire, estropiée, déclinée à toutes les sauces, cette sentence d’un des Pères fondateurs des Etats-Unis est devenue le recours systématique de ceux qui refusent d’admettre que « la sécurité est la première des libertés », cette antienne contrefaite qui s’est imposée dans le débat politique. Mais charrie-t-elle vraiment le sens qu’on lui prête ? Il y a 260 ans, le « First American » a-t-il prédit l’impossible négociation dans laquelle nous sommes aujourd’hui emprisonnés ?
Comme l’écrit Benjamin Wittes, chercheur à la Brookings Institution, la citation est extraite d’une lettre adressée en 1755 par Franklin au gouverneur colonial, au nom de l’Assemblée de Pennsylvanie. Et dans sa formulation exacte, elle diverge sensiblement de la version massivement indexée sur Google :
Loin d’évoquer les libertés individuelles, Benjamin Franklin s’adresse en réalité à la famille Penn, qui exerce sa tutelle sur la province et refuse la taxation de ses terres pour financer la protection des frontières contre les attaques des Indiens et les Français. Sous sa plume, la « liberté essentielle » ne désigne pas le droit inaliénable pour chacun de disposer de lui-même, mais l’importance de l’autonomie politique de l’Assemblée pour assurer la sécurité collective des Pennsylvaniens. « Franklin n’écrivait pas en tant que sujet qui cède sa liberté au gouvernement, mais en tant que législateur à qui l’on demande de renoncer à son pouvoir de taxer les terres théoriquement placées sous sa juridiction », écrit encore Wittes.
Roosevelt, les libéraux et les associations de motards
Vingt ans plus tard, au moment de la Révolution américaine, Franklin répète son apophtegme, comme en attestent ses Mémoires. Mais là encore, loin de s’offusquer contre l’émiettement des libertés individuelles, il plaide pour la souveraineté des Etats en gestation, « qui ne doivent pas accepter l’altération de leurs lois par le Parlement ».
Après une longue période de stase, l’expression refait son apparition au milieu du XXe siècle. C’est à ce moment qu’elle est sortie de son contexte à des fins politiques, relève TechCrunch. En 1941, quelques mois avant Pearl Harbor, dans son discours des « quatre libertés », le président Roosevelt cite Franklin – sans le nommer – pour défendre l’American way of life face à la barbarie nazie. Et à la fin de la guerre, dans La Route de la servitude (1944), c’est au tour de Friedrich Hayek, l’un des totems de la pensée libérale, de convoquer Franklin pour louer l’économie de marché et condamner le « socialisme totalitaire ». La liberté devient celle d’entreprendre, et le repoussoir sécuritaire, l’intrusion planificatrice de l’Etat dans l’existence des individus.
Depuis, la formule de Franklin est devenue le genre de slogan qu’on imprime sur des t-shirts et qu’on se transmet comme une chanson de geste, quelle que soit la cause à défendre. Allègrement name-droppée dans des dizaines d’ouvrages plus ou moins sérieux, outil de justification de tous les amendements de la constitution américaine (qu’il s’agisse du droit à porter des armes ou de la liberté d’expression), elle est aussi devenue la devise d’une association de motards américains (Cyclists Against Unjust Control and Uninformed Statesmen, en 1970) ou le cri de ralliement contre la régulation des profs de yoga (en 2000). Même Edward Snowden y est allé de son allusion au moment de démonter boulon par boulon les programmes de surveillance de la NSA. Lévitant dans de vastes bibliothèques de citations quasi-apocryphes, boîte à outils bien pratique de contempteurs paresseux, Benjamin Franklin à son corps défendant, est devenu une sorte de point Godwin inversé. Ecartelé entre sécurité et liberté mais surtout, cul par-dessus tête.
Source : Télérama