Comme l'a révélé J.A. en exclusivité, les juges qui enquêtent sur le financement de la campagne de l'ex-président français en 2007 ont adressé une demande d'entraide judiciaire à Bamako. Objectif : vérifier si le Mali a servi de plaque tournante à des versements occultes prodigués par Kadhafi.
La guerre de 2011 en Libye fut la guerre de Nicolas Sarkozy. Trois ans plus tard, le spectre de Mouammar Kadhafi continue de le hanter. À la suite d'une plainte contre X ouverte en avril 2013 pour "corruption, blanchiment, trafic d'influence et abus de biens sociaux", la justice française tente en effet de reconstituer les liens que l'ancien chef de l'État français avait tissés avec le régime de Tripoli. Et d'exhumer des preuves d'un financement présumé de sa campagne présidentielle de 2007.
Comme l'a révélé en exclusivité J.A. sur son site, les juges français ont adressé, ce 15 août, une demande d'entraide judiciaire au Mali, qui était l'un des terrains de jeu préférés de Kadhafi et le premier bénéficiaire de ses investissements. L'ex-président Amadou Toumani Touré (ATT) est resté fidèle au "Guide" jusqu'à la fin.
Au point que l'on soupçonne Bamako d'être devenu, sous la supervision de Cheick Amadou Bany Kanté, conseiller spécial d'ATT chargé des "affaires libyennes", l'une des plaques tournantes financières de Kadhafi en Afrique – et le lieu d'où auraient pu transiter des financements occultes destinés à Sarkozy.
Qui sont les "balances" ?
Le 16 mars 2011, un mois après le début de la révolution à Benghazi, Seif el-Islam Kadhafi, second fils du "Guide", déclare avoir financé la campagne du chef de l'État français et menace d'en apporter la preuve. L'affaire est lancée, les langues se délient. Réfugié à Tunis, où il est vite incarcéré pour entrée illégale sur le territoire, Baghdadi Mahmoudi, l'ex-chef du gouvernement libyen, évoque le sujet dès octobre 2011 devant la cour d'appel de la capitale tunisienne.
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En avril 2012, le site Mediapart publie une note interne des services de l'ex-Jamahiriya dans laquelle il est question de verser 50 millions d'euros à Sarkozy, via le Libyan African Investment Portfolio (LAP). Datée du 10 décembre 2006, elle est signée de la main de Moussa Koussa – à l'époque chef des services spéciaux libyens.
"Lorsqu'il a découvert ce document, Béchir Salah a immédiatement estimé que c'était un faux", se souvient le consultant français Michel Scarbonchi, qui se trouve alors en Corse avec l'ex-directeur de cabinet du "Guide" et ex-patron du LAP. Même constat du côté de Moussa Koussa : "Un faux grossier."
L'un des avocats tunisiens de Mahmoudi confirme pourtant ce montant, versé "à travers la valise de financement africain". De son côté, l'homme d'affaires franco-libanais Ziad Takieddine, émissaire de Sarkozy et de Claude Guéant auprès des Libyens de 2005 à 2009, juge la note "crédible". Cet intermédiaire en armement promet même de livrer des éléments de preuve, toujours attendus par la justice.
Plus tard, en février 2014, Mediapart publie cinq pages "censurées" du livre de Mohamed el-Megaryef, premier chef de l'État libyen après la chute de Kadhafi, où sont évoqués les fameux 50 millions d'euros. Mais, le 11 février, Megaryef nie devant des proches être l'auteur de ces lignes.
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Qui est dans le secret ?
En trois ans, aucune preuve irréfutable n'a été produite. Seuls quelques hommes pourraient témoigner. Depuis Johannesburg, où il a été exfiltré avec l'aide des services français, Béchir Salah maintient ne pas être impliqué dans ce dossier. Francophone cultivé, ami de Jacques Chirac, puis de Nicolas Sarkozy, qu'il a rencontré à plusieurs reprises, ainsi que de Claude Guéant, il connaît pourtant bien les arcanes des relations bilatérales.
Mais à l'en croire, cette opération, si elle a eu lieu, aurait été dirigée à huis clos par Seif el-Islam et ses proches. Le fils préféré du "Guide" est toujours emprisonné à Zintan. Ses geôliers, des chefs de milice dont certains sont proches des services français, connaissent bien la valeur de leur prisonnier et des secrets qu'il pourrait détenir.
Très lié à la CIA et au MI6 britannique, Moussa Koussa a pu profiter de leur logistique pour rejoindre Londres avant même la chute du "Guide". L'ex-chef des services spéciaux de Kadhafi, qui s'est ensuite installé à Doha, au Qatar, reste muet sur cette affaire. Pourtant, il était l'un des hommes clés des relations entre la Libye et la France.
Autre "boîte noire" du régime : Abdallah Senoussi. Ancien patron des services de renseignements militaires, il croupit à la prison d'El-Hadba, à Tripoli. Proche de Takieddine et en contact avec la DGSE, il pourrait, selon sa fille Anoud, qui a plaidé à l'Élysée en décembre 2013 son transfèrement à la Cour pénale internationale, aider les juges à débusquer des preuves.
Qui sont les accusés ?
"Grotesques." C'est ainsi que l'ex-président français qualifie les soupçons dont il fait l'objet. Mais l'enquête se poursuit. Depuis le 3 septembre 2013, ses téléphones sont placés sur écoute et, avec eux, ceux de ses anciens ministres, Claude Guéant et Brice Hortefeux.
L'enregistrement d'une conversation entre l'ex-chef de l'État et son avocat, Me Thierry Herzog, a conduit à l'ouverture d'une autre information judiciaire pour trafic d'influence et violation du secret de l'instruction. Hortefeux a-t-il joué le rôle d'émissaire de Nicolas Sarkozy lors d'une rencontre, en octobre 2006, avec Senoussi, Salah et Takieddine, comme l'indique la note de Mediapart ?
Après avoir épluché ses agendas, les enquêteurs ont conclu qu'il ne s'était pas rendu en Libye ce mois-là. S'ensuivront tout de même une série de perquisitions, d'écoutes et de procédures d'enquête à l'encontre de l'ex-président et de ses proches (dont Guéant et Hortefeux), mais aussi de Jean-François Copé, l'ancien ministre du Budget. La justice française, qui concentre ses recherches sur les années 2005-2006, élargit ses investigations au Mali, partenaire privilégié du "Guide" et de son fidèle Béchir Salah.
Seif el-Islam Kadhafi et le président Amadou Toumani Touré, à Bamako en septembre 2009. © Mahmud Turkia/AFP
Pourquoi le Mali ?
À Bamako, personne n'a oublié la générosité du "Guide" – ni l'identité de celui qui l'a fait tomber. Nicolas Sarkozy y est aussi impopulaire que le chef libyen est regretté.
Le Mali n'est certes pas le seul pays où Kadhafi a investi. Mais, dans les années 2000, il en était le premier bénéficiaire. Le "Guide" trouvait "plus de liberté, plus d'amitiés" au Mali que partout ailleurs, se souvient Soumaïla Cissé, ministre du Budget sous Alpha Oumar Konaré.
Ce dernier avait noué avec Kadhafi des relations qu'ATT a, avec l'aide de Cheick Amadou Bany Kanté, son "conseiller spécial" chargé des affaires libyennes, largement développées : Kadhafi aura investi environ 250 milliards de F CFA (380 millions d'euros) au Mali entre 2002 et 2011.
Holding public, la Libyan African Investment Company (Laico) est alors omniprésente. Elle achète ou construit trois grands hôtels à Bamako. Bâtit la cité administrative (qui abrite tous les ministères) pour 60 milliards de F CFA. Se lance dans l'agriculture : les 100 000 hectares du projet Malibya, aux environs de Ségou, doivent nourrir toute la sous-région.
Kadhafi est prêt à y investir 500 millions de dollars (377 millions d'euros) – depuis sa chute, le projet est au point mort. Enfin, le "Guide" subventionne massivement l'armée malienne : avions, formation – notamment celle des bataillons parachutistes chers à ATT.
Pour toutes ces largesses, le président malien a bien dû avaler quelques couleuvres.
Pour toutes ces largesses, le président malien a bien dû avaler quelques couleuvres. Si ATT se rend un nombre incalculable de fois à Tripoli, où il est souvent convoqué, Kadhafi est comme chez lui au Mali. Le Nord est son fief. En avril 2006, quelques mois avant les accords d'Alger signés entre le gouvernement malien et les rebelles touaregs, le "Guide" débarque à Bamako. Avec ATT, ils doivent partir ensemble à Tombouctou.
Le Libyen le devance, préférant faire seul son entrée dans la ville, où ses portraits géants ornent les grands axes. Il y dirige la prière du Maouloud, la veille de la célébration, au nez et à la barbe des imams locaux, éberlués. Une prière organisée sur mesure, en présence des présidents sénégalais, nigérien, mauritanien et sierra-léonais. Dans cette ville, où il possède une maison, Kadhafi rêve d'un Sahara unifié.
"Il se sentait bien plus à l'aise avec les Touaregs qu'avec les Arabes.Pour lui, c'étaient des Berbères", se souvient un diplomate. Faiseur de rois, il a d'ailleurs, par le biais de l'ambassade, amplement arrosé les chefs coutumiers du Nord-Mali.
En février 2006, il fait ouvrir un consulat libyen à Kidal. Une sorte d'OPA sur le nord du Mali, à laquelle ATT, qui ne peut rien refuser à celui dont il est devenu le client, se serait plié de guerre lasse – mais à laquelle l'Algérie oppose un "niet" catégorique : le consulat de Kidal aura fait long feu. À la chute de Kadhafi, ATT laisse passer les rebelles libyens. On connaît la suite.
Ex-directeur général d’Air Mali, vice-président du PDES (le parti d’Amadou Toumani Touré), conseiller spécial chargé des affaires libyennes, Cheick Amadou Bany Kanté était un rouage essentiel des relations financières entre la Libye et le Mali. Il affirme ne pas avoir joué le rôle de "porteur de valises" entre les deux pays, mais plutôt celui d’"interface".
Proche de Béchir Salah, l’ancien directeur de cabinet de Kadhafi, Bany Kanté était aussi le représentant du Libyan African Investment Portfolio (LAP) – fonds souverain par le biais duquel aurait pu transiter, selon diverses sources, l’argent destiné à la campagne de Sarkozy.
C’est l’homme d’affaires français Jacques Dupuydauby, patron du groupe portuaire Progosa, rival de Vincent Bolloré et très anti-Sarkozy, qui a glissé son nom au juge Tournaire lors d’une audition en 2013. Il aurait, assure-t-il, été le témoin d’une discussion entre "Bany" et Béchir Salah, en 2009, au cours de laquelle a été évoqué le financement de la campagne de 2007.
Aujourd’hui, Bany Kanté dément, et jure ne pas connaître Dupuydauby. Ce dernier maintient le contraire, affirmant avoir rencontré le Malien à de multiples reprises à cette époque et en détenir les preuves.
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Source : Jeune Afrique.com / Par Dorothée Thiénot et Joan Tilouine, le 29.08.2014
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