Avec la sortie du Cinquième Pouvoir, un biopic consacré à Julian Assange (joué par l’acteur britannique Benedict Cumberbatch), le fondateur de WikiLeaks, c’était l’occasion rêvée pour approcher le dissident numérique. Quatorze mois de négociations ont été nécessaires. Mais le fruit de ces efforts soutenus a finalement payé. Traqué par le gouvernement américain après avoir révélé online et au monde entier quelques dossiers que l’on qualifiera – pour faire court – d’ultrasensibles, son interview, rare et personnelle, est publiée en exclusivité sur le site internet de La DH, avec une sélection de ses réponses ici. Bien entendu, le cybermilitant n’a pas pu se rendre dans la patrie d’Obama pour répondre à nos questions. C’est donc via une liaison skype, entre Los Angeles et l’ambassadeur d’Équateur à Londres, que cet échange exceptionnel s’est déroulé. Cent minutes très exactement durant lesquelles Assange, comme vous le verrez, n’a éludé aucune question !
Les films
“La production du film Le Cinquième Pouvoir a impliqué le gouvernement américain et l’empire médiatique de Murdoch Press. Jamais nous n’avons été contactés par Dreamworks. Ils n’ont jamais pris en compte nos correspondances. Il s’agit d’une entreprise hostile à notre égard. Les moyens par lesquels nous avons obtenu les scripts resteront strictement confidentiels, on est plutôt bon dans ce domaine !” (Rires.) “D’autres documentaires plus positifs ont été produits en Australie, en Allemagne et en France. De notre côté, nous avons produit un documentaire qui retrace notre travail pour rendre publics plus de 100.000 documents confidentiels du gouvernement américain.”
Ses décisions
“Les États-Unis sont devenus un pays d’où l’on demande l’asile politique et non l’inverse. Sur les décisions importantes que j’ai pu prendre, je ne changerais rien, je ne vois pas comment nous aurions pu faire autrement. Jamais la publication de documents classifiés n’a causé de préjudice physique à qui que ce soit. Parlons du vrai préjudice visible dans nos documents : celui causé par la guerre et par la torture. La récolte par les agences de plus d’informations que ne l’aurait rêvé la Stasi met en péril l’équilibre de pouvoir entre le peuple, la presse et le complexe de sécurité.”
Son quotidien
“Je suis détenu en Angleterre sans aucune charge depuis maintenant trois ans, et depuis 500 jours dans cette ambassade. Les employés font maintenant partie de ma famille. Je me concentre sur les cas de poursuite dont je fais l’objet aux États-Unis et je travaille d’arrache-pied. Même si je suis enfermé, intellectuellement je suis constamment tourné vers l’extérieur et en contact avec la vie dehors. Je suis entouré de collaborateurs compétents et loyaux et nous avons beaucoup de soutien à travers le monde. Une sorte de prison est en train de se construire dans le monde, je serai extrêmement déçu si quand je sors, je me rends compte que c’était mieux ici. Pour vaincre la solitude, j’ai une passion : mon travail, mes sources. Mais une partie de ma famille a dû déménager et changer de nom parce qu’ils recevaient des menaces. Un blog d’extrême droite demandait la mort de mon fils pour m’atteindre. Nous prenons bien sûr toutes les mesures de sécurité possibles, ce qui n’empêche pas d’avoir peur pour eux. Mais nous devons tenir bon.”
Les médias
“The Guardian et The New York Times sont en place depuis assez longtemps pour connaître les règles du jeu, mais pas depuis trop longtemps pour qu’ils n’y voient plus la corruption qui a lieu dans ce milieu. Les grands groupes de presse sont invités à la table des puissants, dans un but d’influencer leur ligne éditoriale. The Guardian est le molosse préféré de l’Angleterre, lorsqu’il s’agit d’attaquer notamment la Russie. On y trouve aussi une certaine critique envers les États-Unis. Mais ils sont rattachés à un certain groupe d’influence ici à Londres.”
La surveillance
“La vraie sécurité, cela veut dire ne pas être dominé par un groupe qui n’a pas à cœur les intérêts de ceux qu’il domine. Le complexe de sécurité passe par des échanges de renseignements, par des entreprises présentes au plus haut niveau, même entre les États-Unis et la Chine. Il est nécessaire d’avoir une forme de service de renseignements. Mais par rapport aux secteurs de la santé et de l’éducation, le renseignement a pris des proportions incontrôlées. Le risque, c’est que les États-Unis deviennent un État militaire. Sous le couvert de la loi contre l’espionnage, Barack Obama a poursuivi plus de lanceurs d’alerte que tous les présidents réunis depuis 1917. Et aujourd’hui, 80 % des budgets partent vers des entreprises privées. L’influence que ces industries ont sur les lois, les procédures et sur l’information mettent en péril la sécurité du quotidien des individus. En favorisant la transparence, cela donne aux gens la possibilité de choisir et de donner leur avis sur les décisions prises.”
Edward Snowden
“Oui, nous sommes en contact avec Edward Snowden. Nous avons été impliqués dans l’opération pour le transférer de Hong Kong. Nous avions d’abord obtenu un droit d’asile pour lui en Amérique latine et pour finir ils ont atterri en Russie. Voir la Maison-Blanche condamner la Russie, c’était irréel. Il s’agit d’une démonstration de loyauté du gouvernement envers ce complexe de sécurité. L’affaire Snowden est en train de générer une demande importante pour le développement de technologies de protection des données personnelles et pour des législations qui vont dans le même sens. L’histoire a été très dramatique entre sa fuite de Hong Kong et les 39 jours à l’aéroport de Moscou. Il y a une course afin d’obtenir les droits de production de cette histoire, dans un but financier ou idéologique.”
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Source(s): DH.be / Par RAPHAËL CAYROL (AVEC FRANK ROUSSEAU), le 23.10.2013