Affaire Snowden : “Il y a de nouvelles révélations à venir, vous verrez”

Glenn Greenwald, le journaliste qui a révélé les documents d'Edward Snowden, revient dans un livre sur le choc causé par les pratiques du Big Brother américain. Entretien.

 
 
 
 
 

Parce qu'il ne savait pas comment crypter un message, le journaliste Glenn Greenwald a failli passer à côté de la fuite de documents la plus importante de l'Histoire. Celle qui a changé notre rapport à internet et balayé l'illusion que nous pouvions encore disposer d'une vie privée.

Mais il a fini par venir rencontrer  à Hongkong et l'aider à divulguer les documents qui mettent au jour l'incroyable machine de surveillance des citoyens du monde mise en place par les États-Unis. Mais le livre de Greenwald "Nulle Part où se cacher" n'est pas uniquement un thriller glaçant qui dresse le récit haletant du combat d'un petit lanceur d'alerte contre l'agence de renseignement la plus puissante du monde ; il publie de nouveaux documents des dossiers Snowden qui balaient les protestations de la sur le fait qu'elle se contente de stocker nos données sans les utiliser.

Ce livre majeur analyse aussi les conséquences de cet état de surveillance orwellien dans lequel nous vivons aujourd'hui et dont nous avons du mal à prendre la mesure. , , Skype sont dépeints comme les supplétifs aux interfaces avenantes de nos geôliers. Les gardiens de cette matrice qui stockent nos données en Utah et se branchent directement sur nos ordinateurs, livres ouverts de nos vies. Greenwald nous donne aussi des clés pour comprendre les motivations de l'empire, qui n'ont plus rien à voir avec la lutte originelle contre le terrorisme. Ce livre est aussi un appel : les citoyens du monde épiés, esclaves dociles de ce nouveau totalitarisme, doivent sortir de la léthargie de la transparence molle des réseaux sociaux et reprendre le contrôle de leur vie.

Au cours du premier échange de mails que vous avez eu avec Edward Snowden, il vous a expliqué ses motivations : il s'agissait, selon lui, de "susciter un débat mondial autour de la notion de vie privée, de la liberté sur internet et des dangers de la surveillance étatique". Ce débat a-t-il eu lieu ?

– Quand Edward Snowden a décidé de révéler comment le gouvernement américain et ses alliés espionnaient les communications et les réseaux internet du monde entier, organisant la première fuite de document de l'histoire de la  [l'Agence nationale de la Sécurité, NDLR], il savait qu'il se suicidait socialement. Cet homme qui avait un bon travail, une petite amie, une famille et une vie de rêve à Hawaï s'apprêtait alors à passer le restant de sa vie derrière les barreaux d'une prison américaine. Mais il estimait que la cause qu'il défendait était assez importante pour justifier le sacrifice de sa vie.

Depuis, je ne l'ai jamais entendu exprimer ni regret ni remords, au contraire, il a été heureux de voir l'impact de ses révélations, les milliers de unes de journaux, les hommes politiques qui s'organisent pour faire changer les lois. Et les témoignages de soutien qu'il a reçus, sans parler des prix. Après la , le Brésil et l' réfléchissent à la manière dont ils vont pouvoir proposer à Snowden de lui accorder l'asile. Pour beaucoup, il est devenu un héros. Seule peut-être la France n'a pas pris la mesure de la terrible menace que représentait cet planétaire et a réagi avec discrétion à ces révélations…

Dans votre livre, qui exploite les documents que vous a transmis , vous exposez l'ampleur du système de surveillance mis en place par la NSA, mais aussi des pratiques très choquantes de l'Agence, qui utilise les renseignements qu'elle amasse pour discréditer "préventivement" des ennemis potentiels…

– Oui, dans un des documents internes à la NSA du 3 octobre 2012, l'Agence évoque sa surveillance de six individus musulmans qui expriment des idées radicales. Parmi les informations collectées figurent des détails sur les sites pornographiques qu'ils visitent et leurs chats sexuels. Or l'Agence discute des moyens d'utiliser ces informations pour discréditer ces radicaux qui ne sont pas des terroristes et diminuer préventivement leur influence sur d'autres musulmans. L'Agence, qui a affirmé qu'elle ne ferait aucun "usage abusif", des informations collectées, semble avoir une conception très personnelle de la notion d'abus.

Vous expliquez dans votre livre que le système d'écoutes mondiales a été mis en place par la NSA après les attentats du 11-Septembre, mais que, très vite, le terrorisme n'a été qu'une des motivations du Big Brother américain. Que voulez-vous dire ?

– Au début, c'est l'immense traumatisme causé par les attentats du World Trade Center qui a justifié cette de lois d'exception, des prisons secrètes au système de surveillance. Mais n'est pas revenu sur ce point parce qu'il est très dur d'inverser la machine et qu'elle s'est emballée. En compulsant les documents qui m'ont été transmis par Edward Snowden, j'en suis arrivé à une conclusion évidente : le gouvernement américain a mis en place un système dont l'objectif est l'élimination totale de toute vie privée électronique à l'échelle planétaire.

Il s'agit de TOUT collecter, pas seulement les communications des terroristes ou des individus suspects. D'ailleurs "tout collecter" était la devise personnelle du général Keith Alexander, qui a dirigé la NSA pendant neuf ans. Il a mis cette ambition en oeuvre pour la première fois en en 2005, en stockant tous les SMS, mails et communications des Irakiens, puis il a appliqué cette méthode aux États-Unis et au monde entier.

En 2011, un document transmis par Snowden que je publie dans mon livre montre que la NSA a adopté la devise d'Alexander : un schéma ultrasecret recommande à ses alliés de "tout renifler, tout savoir, tout collecter, tout traiter, tout exploiter". En 2012, l'Agence traitait déjà plus de 20 milliards de communications par jour venant du monde entier. Les documents de la NSA regorgent d'ailleurs de messages d'autocongratulations, où des agents se félicitent des progrès de leur collecte de plus en plus efficace.

Quel est donc le but de cette exhaustivité ?

– Il y a bien sûr des raisons économiques : en surveillant les stratégies commerciales de leurs partenaires ou de leurs concurrents, les États-Unis en tirent un avantage concurrentiel non négligeable. Un document de 2009 montre, par exemple, le secrétaire d'État adjoint Thomas Shannon, qui participait à une négociation d'accords économiques, écrivant une lettre au général Alexander pour le remercier des "informations" qu'il lui a fournies.

Il y a aussi des raisons diplomatiques, comme lorsque les messages entre la présidente du Brésil, Dilma Roussef, et le candidat à l'élection mexicaine Enrique Peña Nieto sont interceptés parce que la NSA ne les considère pas comme des alliés sûrs. Dans un autre document, Susan Rice, ambassadrice à l' puis conseillère à la sécurité nationale du président, demande à la NSA d'espionner les débats d'États membres, notamment à propos de l'éventualité de nouvelles sanctions à l'.

Mais cette collecte totale a un but plus large, comme me l'a fait comprendre un document transmis par Snowden, que je publie pour la première fois dans ce livre : il s'agit de la présentation PowerPoint d'un officier du renseignement national pour la science et la qui montre que le programme de surveillance contribue à asseoir la domination des États-Unis sur le reste du monde. Les "intérêts nationaux, l'argent et les ego" seraient les raisons qui pousseraient la première puissance mondiale à surveiller la planète : le système d' total permet aux États-Unis de maintenir leur emprise sur le monde.

Pourtant, malgré la gravité de ces révélations et le fait par exemple que la chancelière ait comparé la NSA à la Stasi, les services de sécurité de l'ex-RDA, rien n'a fondamentalement changé, et la NSA continue à collecter les données des citoyens du monde entier…

– Les choses changent lentement, c'est vrai. Mais, il y a quelques jours, le Congrès américain a voté une loi pour essayer de limiter les pouvoirs de la NSA. Après l'indignation des chefs d'État, Obama a dû arrêter d'écouter les portables des dirigeants du monde. Mais surtout les grands groupes internet – qui jusque-là justifiaient l'affichage de la vie privée de leurs clients en prétextant que ceux qui ne font rien de mal n'ont rien à cacher – se sont aperçus que ces révélations, en dévoilant que, dans le cadre du programme Prism, des entreprises comme , , Apple, collaboraient avec les services de renseignement américains, avaient des conséquences sur leurs bénéfices.

De plus en plus les individus prennent conscience qu'il faut protéger leurs données, utiliser des systèmes de cryptage de communication et font pression sur ces entreprises. Ce sont eux qui feront changer les choses. Et c'est le système démocratique qui est en jeu. De Michel Foucault, qui a décrit dans "Surveiller et Punir" la façon dont "l'état permanent de visibilité assure le fonctionnement automatique du pouvoir", à , les écrits abondent sur les dangers de la surveillance sans limites.

Vous avez des mots très durs pour décrire la presse traditionnelle dans votre livre, ce que vous appelez "le ventre mou de la Beltway", la machine médiatique qui gravite autour des cercles du pouvoir à Washington, le "New York Times", le "Washington Post", pour ne pas les nommer. Est-ce la déception que vous a inspirée cette presse qui vous a poussé à vouloir créer un journal en ligne financé par Pierre Omidyar, le jeune patron milliardaire d'eBay ?

– Depuis longtemps, je suis un critique de ces médias qui se préoccupent de ménager le gouvernement, comme le "Washington Post", qui a publié des articles sur les sites noirs de la en ne divulguant pas l'identité des pays où ces prisons étaient installées, ce qui a pérennisé leur existence. J'exclus de cette liste le "Guardian", qui m'a épaulé efficacement dans l'exploitation des révélations de Snowden.

Ceci étant dit, lorsque Pierre Omidyar, qui partage mes convictions, m'a approché pour fonder ce nouveau journal indépendant en ligne, "The Intercept", j'ai sauté sur l'occasion. Il a voulu réunir de grands journalistes d'investigation qui ont dénoncé les abus du gouvernement, comme Laura Poitras et Jeremy Scahill, qui sont par essence des gens difficiles à contrôler, ce qui m'a inspiré confiance. Il sait, de toute façon, que, s'il essayait de nous dire quoi écrire, l'aventure s'arrêterait, et je ne crois pas qu'il en ait l'intention. Et puis sa grande richesse nous garantit contre les pressions d'où qu'elles viennent.

Y a-t-il encore des documents de la fuite Snowden que vous n'avez pas exploités ? De nouvelles révélations ?

– Bien sûr, cette fuite était trop importante pour que nous ayons pu déjà travailler sur tous les documents. Il y a de nouvelles révélations à venir, sur les systèmes européens aussi, vous verrez.

 

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Source(s) : Nouvel Observateur / Par Sara Daniel, le 18.05.2014

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