D’éleveurs fortunés au boulanger du coin : les opposants à la méga-décharge de Nonant-le-Pin, dans l’Orne, n’ont pas le profil habituel des militants écolos. Pourtant, cela fait maintenant huit mois qu’ils empêchent l’entreprise GDE de déverser de nouveaux déchets. Ici, la lutte locale s’entremêle aux références globales. Et les combats juridiques se succèdent contre cette entreprise dirigée par les fondateurs d’une sulfureuse multinationale, Trafigura, qui n’avait pas hésité, entre autres scandales, à se débarrasser de déchets toxiques en Côte d’Ivoire. Reportage.
245. Les chiffres sont marqués sur une palissade, à l’entrée de la décharge de Nonant-le-Pin, dans l’Orne. En cette journée de la fin du mois de juin, cela fait 245 jours que l’entrée principale du site est bloquée. 8 mois que des citoyens de cette terre dédiée à l’élevage des chevaux, de renommée mondiale, refusent de laisser passer les camions de l’entreprise Guy Dauphin Environnement (GDE). Cette décharge accueilleraient chaque année 150 000 tonnes de déchets issus de l’industrie automobile pendant 17 ans. Le 22 octobre 2013, les premiers déchets sont déversés, alors même que le Tribunal de grande instance d’Argentan exige des expertises avant le début des opérations. Le 24 octobre, les opposants décident de bloquer le site pour faire respecter la décision de droit. Depuis, ils sont une centaine à se relayer, jour et nuit. A dormir dans le camion de course. A jouer aux cartes sous le chapiteau et à regarder les matchs de la coupe du monde de football.
Parmi eux, Émilie, une robe noire et un chapeau de paille. « Après avoir vécu 8 ans à Paris, je n’en pouvais plus de la pollution, du bruit, raconte-t-elle. J’ai décidé de revenir habiter là où j’avais grandi. Peu de temps après, j’entendais parler de cette décharge. Ma maison familiale est à 5km. Je ne suis pas revenue vivre ici pour avoir ça en face de chez moi ! Mon air va être pollué. » Émilie vient tous les jours, avant et après sa journée de travail, pour participer au blocage. La jeune femme fait partie du FRO, le Front de résistance ornais, qui rassemble des habitants de la région. « On est tous voisins, à 20 km à la ronde, explique-t-elle. On ne se connaissait pas. Les préjugés tombent. On se rend compte qu’on a tous des points communs. C’est une belle expérience humaine. »
Trafigura, au cœur des inquiétudes
Au pied de la tente, des opposants ont créé un petit jardin suspendu. Sur des palettes, des salades poussent. Un petit coin de verdure qui contraste avec les grands bassins de décantation recouverts de bâches, construits de l’autre côté de la clôture. Au total, une cinquantaine de terrains de football accueilleraient des déchets automobiles. Pour apercevoir le site, il faut grimper sur des palettes. Marc, un boulanger bientôt à la retraite, commente le panorama. Habitant d’une commune voisine, il vient quatre jours par semaine prêter mains fortes au blocage. « Vous voyez le camion là-bas ? Il est en train de pomper les déchets », indique-t-il, un gilet fluorescent sur les épaules, afin d’assurer la circulation devant le l’entrée du site.« Nous le laissons entrer par un petit chemin. Le soir, on replace un tracteur devant. Pas question qu’on nous ramène d’autres déchets ! » En février, suite à un rapport de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), le préfet de l’Orne a sommé GDE de retirer les premiers déchets déposés sur le site, car ils contenaient des pneumatiques broyés, non autorisés dans cette décharge [1].
Aux côtés de Marc, on trouve André, un ancien agriculteur qui vit à 10 kilomètres. Il a découvert l’existence du projet il y a deux ans, au cours de réunions d’informations. Dans sa vie professionnelle, André avait un peu milité pour la FDSEA, « mais jamais à fond, comme ça, pendant huit mois, presque 24h/24 », dit-il. « Je participe au blocus en mémoire des Ivoiriens morts à cause de nos déchets déversés par Trafigura. » La référence à cette entreprise de négoce de matières premières basée en Suisse, gérée par Claude Dauphin, le fils du créateur de GDE, est sur les lèvres de nombreux opposants. Trafigura est accusée de s’être débarrassée de produits chimiques toxiques – des résidus de pétrole et de soufre – dans le port d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, en 2004. Les fûts s’étaient retrouvés dans une décharge sauvage, intoxiquant plusieurs milliers d’habitants (lire notre article). « Il est malheureux de payer de sa vie à cause des négligences d’un escroc », ajoute André.
Pas dans mon jardin ?
A Nonant-le-Pin, la lutte locale se nourrit de références mondiales. Personne ne veut d’une décharge autour de sa maison. Mais pas uniquement. L’avenir environnemental et économique de la région est en jeu. Et l’écologie revient souvent dans les arguments des opposants. « J’ai dû mal à accepter que l’on détruise la planète. On travaille pour l’intérêt général, explique Jean Leprince, un retraité d’une commune limitrophe, membre du FRO, avant d’ajouter avec malice : « Virer une multinationale est un challenge extraordinaire ! »
Mais virer une multinationale ne se passe pas sans un combat juridique. Si le blocage tient depuis 8 mois, c’est aussi grâce aux actions en justice entreprises par les opposants, sur tous les fronts. « Sur ce site privé et fermé [de GDE], l’enjeu était de savoir ce qu’il s’y fait, note Alexandre Faro, un des avocats des associations, lors de la conférence de presse organisée le mercredi 25 juin. Maintenant, on y est. Avec des juges, des experts, le procureur. » Les associations ont obtenu que des contre-expertises soient réalisées. Leur objectif est notamment de démontrer que le terrain qui accueille cette décharge n’est pas adapté. L’avocat, spécialiste des questions environnementales et défenseur, entre autres, de Greenpeace, ajoute : « Au-delà de la pollution, nous serons bientôt en mesure de démontrer qu’il y a probablement des faits d’escroquerie. Nous finirons par gagner. » En mai, le Tribunal correctionnel d’Argentan a ordonné la fermeture définitive du site, pointant la présence de déchets interdits. Mais GDE a fait appel de cette décision. Et porte plainte contre l’État pour les préjudices subis à cause de la non-exploitation du site [2].
Des militants écolos à la famille Guerlain
Pour répondre aux accusations des opposants, l’entreprise a aussi décidé d’ouvrir ses portes aux journalistes en avril et mai derniers. « Barrières d’étanchéité, collecte et traitement des effluents liquides, captage et valorisation du biogaz, plantation d’arbres, création d’un verger, aménagement de paddocks pour chevaux… rien n’a été trop beau pour faire du centre un site modèle, loin de l’image que l’on se fait d’une décharge », s’enthousiasme le journaliste du Monde après sa visite.
Le reportage de France 3 Basse-Normandie :
Pour payer ses avocats et ses contre-expertises, les associations comptent sur la solidarité des éleveurs. Ces derniers ont proposé des saillies, parfois aux enchères, dont la moitié du montant est reversé à la lutte. Si la mobilisation est forte, c’est que le monde du cheval joue gros. La région de Nonant-le-Pin est reconnue dans le monde entier pour son élevage de chevaux. Avec l’ouverture de la décharge, qui voudra acheter un poulain qui aura grandi à quelques centaines de mètres ? « GDE a réussi à unifier toute la filière équine, raconte Stéphane Meunier, représentant du syndicat des entraîneurs. Ce qui est très difficile ! » Des haras bordent la décharge de GDE. En quelques années, leur valeur a chuté avec le développement du projet. Certaines familles fortunées pourraient perdre des sommes considérables.
C’est là une des particularités de la lutte de Nonant-le-Pin : la rencontre de deux milieux socialement opposés. Des membres de la famille Guerlain à l’agriculteur du coin, des petits commerçants locaux au « consultant en réflexion stratégique, prospective et lobbying » Jacques Carles, président du Centre du luxe et de la création et vice-président du Samu social international, résident d’un village voisin, mobilisé pour « faire revivre le dossier ». Pour tenir, il faut activer les réseaux, y compris parisiens, rencontrer les cabinets des ministres, les politiques. Tenter de comprendre pourquoi l’État, et plus particulièrement le Préfet, défendent presque systématiquement l’entreprise. Et proposer une alternative à la décharge.
Un équipôle plutôt qu’une décharge ?
Les opposants ont un projet de développement de la région : créer un équipôle, un centre d’entraînement de trotteurs et d’activités associées, qui pourrait générer 50 emplois. Coût estimé : 7 millions d’investissements, auxquels les promoteurs du projet participeraient sous forme de fonds propres, entre 2,2 et 2,8 millions d’euros. Les associations ont aussi consulté les entreprises du département : elles embaucheraient 50 personnes d’ici à la fin 2015. Au total, 100 emplois seraient créés. Contre 12 emplois générés par la décharge, affirmait GDE au début du projet. Mais cette alternative ne tient qu’à une seule condition, précisent les opposants : la décharge doit fermer définitivement ses portes.
Quelques jours plus tard, GDE s’achetait une pleine page de publicité dans Ouest-France. Son message, repris dans un article du quotidien [3] : l’entreprise annonce la création de 91 emplois dans une nouvelle unité de traitement, à quelques dizaines de kilomètres de Nonant-le-Pin.
Simon Gouin (texte et photos)
Photo de une et photo du bassin de décantation : opposants de Nonant le Pin
Notre article sur Trafigura et Nonant-le-Pin : Dans l’ombre d’un projet polémique de méga-décharge en Normandie, une multinationale à la réputation sulfureuse
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Source : Bastamag / Par SIMON GOUIN, le 09.07.2014Relayé par Meta TV