La guerre américaine contre la Russie est déjà en cours, par Paul Craig Roberts

La Voix de la Russie : les médias américains se font l’écho d’un mécontentement croissant face à la politique étrangère du président Obama, tant du côté républicain que du côté démocrate. Lorsque le sénateur Ted Cruz a pris la parole à Washington au cours de la conférence de la Faith and Freedom Coalition, il a affirmé : « notre politique étrangère est en voie d’effondrement, et partout dans le monde, la situation empire ». Le dernier sondage New York Times/CBS News révèle une défiance croissante envers la politique du président, 58 % des Américains désapprouvant sa politique étrangère. Qu’est-ce qui met les Américains mal à l’aise ?

Paul Craig Roberts interviewé par la Voix de la Russie le 27 juin 2014

Je rappelle que cet économiste et journaliste paléoconservateur américain a été sous-secrétaire au Trésor dans l’administration Reagan (1981-1982), et est un des pères fondateurs des Reaganomics. Il a également été rédacteur en chef adjoint au Wall Street Journal. Il est l’actuel président de l’Institute for Political Economy (Institut des sciences économiques). Sa vision décape, en général…

Paul Craig Roberts : il est fort possible que les Américains soient en train de se rendre compte qu’on leur ment. Il existe aujourd’hui d’autres sources d’information que les médias occidentaux anglophones. Pour prendre un exemple, le compte-rendu que les États-Unis présentent de l’Ukraine est un mensonge évident. Il faut du temps aux gens pour prendre conscience qu’on leur ment. Je pense que la majorité ne s’en apercevra jamais, mais qu’une proportion significative, elle, le fera.

Nombre de mécontents seraient dès lors mus par des motifs économiques domestiques. Ils réclameraient que les ressources dilapidées dans des guerres soient réallouées aux besoins intérieurs au lieu d’être affectées à des guerres et encore des guerres. Par exemple, la crise irakienne est réapparue et il y a de nombreux débats au sujet de l’envoi de troupes dans les pays baltes et en Europe de l’Est pour prévenir la « menace russe ».

Le contexte interpelle les gens dont les revenus stagnent, qui ne trouvent pas d’emploi, ou qui sont pénalisés par les lourdes dettes contractées pour financer leurs études, par les coupes sombres dans les indemnisations chômage, par les menaces qui pèsent sur la sécurité sociale, sur le système de santé publique (qui n’en est pas vraiment un, mais il y a des gens qui en ont besoin). Dans ce contexte, lorsque de nouveaux remous à l’étranger conduisent à de nouvelles guerres, nombre d’Américains y voient un surcroît de difficultés économiques. Cela fait maintenant treize ans que les États-Unis sont en guerre. Tout cela engloutit des trilliards de dollars sans résultat. Voilà la principale source de ressentiment : aux États-Unis, les gens souffrent pour des guerres en lesquelles ils ne croient plus.

VDLR : mais où se situe la logique de ces guerres interminables ?

PCR : elles ont plusieurs causes qui s’entretiennent mutuellement. L’une de celles-ci est que l’idéologie néoconservatrice est parvenue au sommet de sa puissance avec l’effondrement de l’Union soviétique. Cette idéologie part du principe que l’Histoire a placé les États-Unis à la tête de la planète, qu’il n’existe pas d’alternative au système politico-économique américain, et que ce choix de l’Histoire confère aux États-Unis une prérogative hégémonique mondiale.

Il s’agit là d’une idéologie radicale, la plus radicale que les États-Unis aient jamais connue.

Il y a une seconde raison : le complexe militaro-sécuritaire. Il s’agit là d’un groupe d’intérêts privés d’une taille et d’une puissance impressionnantes, qui englobe des composantes étatiques comme les agences de sécurité – CIA, Département de la sécurité intérieure, FBI, Pentagone. Chaque année, il absorbe des centaines de milliards de dollars, peut-être bien près d’un trilliard.

Pour ce groupe d’intérêts, cet argent est crucial. Une partie de l’argent du contribuable est recyclée, retourne au Congrès, aux candidats à la présidence sous forme de contributions aux campagnes électorales, garantissant leur élection et leur réélection. Il s’agit là d’un deuxième puissant levier, dont les intérêts matériels sont alimentés par les guerres et les menaces de guerres.

Et il y a un troisième puissant groupe d’intérêts, le lobby israélien. Nombre de néoconservateurs sont Juifs, voire citoyens américains-israéliens. Presque tous sont très proches d’Israël. Par ailleurs, l’idéologie néoconservatrice d’hégémonie américaine va de pair avec ces treize ans de guerres au Moyen Orient. En effet, ces guerres présentent l’avantage subsidiaire d’éliminer des états arabes non alignés avec les États-Unis et Israël et qui, au Moyen Orient, sont des garde-fous potentiels contre la politique expansionniste d’Israël.

Ces trois facteurs forment un tout, s’inter-entretiennent et impliquent globalement les mêmes individus.

VDLR : ainsi, vous affirmez que cette politique est conçue, pour l’essentiel, par un lobby israélien. Pourtant, la politique américaine au Moyen Orient peut être à double tranchant pour Israël.

PCR : effectivement, cette politique possède un effet pervers. Certains analystes ont tenté d’avertir les néoconservateurs du caractère artificiel des frontières moyen-orientales, que l’on retrouve en Afrique, où les frontières ont été tracées par les colonisateurs européens, essentiellement Anglais et Français. Vous avez donc des pays qui comportent une majorité chiite et une minorité sunnite, et des pays qui présentent la configuration inverse, une majorité sunnite et une minorité chiite. Cela rappelle les frontières africaines, dont le tracé a placé dans le même pays deux tribus rivales, traditionnellement ennemies. Ces frontières n’ont pas grand sens. Il n’y a que des Occidentaux ignorants pour en être les artisans.

Le choc entre branches de l’Islam a été étouffé par des régimes laïcs forts comme celui de Saddam Hussein ou celui d’Assad en Syrie. En renversant ces gouvernements, on ranime le conflit.

Sans surprise, l’ISIS – ou ISIL – veut redessiner les frontières [NDT : Islamic State of Iraq and Syria ou encore Islamic State of Iraq and the Levant]. En cas de succès islamiste, une partie des territoires de Syrie et d’Irak formera un nouvel état. S’il est encore trop tôt pour dire s’ils réussiront ou non, il existe néanmoins une dynamique créative qui s’affranchit des artifices mis en place par les empires coloniaux.

L’une des raisons pour lesquelles l’éclatement de l’Irak et de la Syrie n’a pas été perçu comme un risque pour Israël est que les stratèges israéliens et néoconservateurs se sont dit : c’est tout bénéfice ; si nous brisons ces états et qu’ils implosent, eh bien cela fera autant d’états constitués en moins pour mettre des bâtons dans les roues d’Israël.

Sur les ruines de l’Irak et de la Syrie se dresseront des factions en guerre, tout comme en Libye aujourd’hui. Or un État dépourvu de gouvernement central cesse d’être une menace pour Israël. Nous encourageons donc la destruction de ces entités politiques opposées au rapt de la Palestine par Israël. L’Irak n’a plus de gouvernement, il n’a plus que des factions en guerre, tout comme la Libye, ou comme la Syrie où Washington agit de manière identique.

Voilà comment les Israéliens et les néoconservateurs voient les choses. Ces insensés ne voient aucune menace dans la destruction d’états musulmans laïcs, ils n’y voient que la dislocation de pays unifiés susceptibles de présenter une forme ou une autre d’opposition aux desseins israéliens et américains.

VDLR : mais alors, le gouvernement et les institutions étatiques se verraient-ils remplacés par des mouvances politiques paramilitaires, celles-là même que nous qualifions d’extrémistes et auxquels nous faisons face aujourd’hui ? Ces entités ne représenteraient-elles pas une menace encore plus grande que celle de gouvernements constitués ? Ou bien ces gens croient-ils qu’ils sont capables de les contrôler plus ou moins ?

PCR : non, ils ne peuvent pas les contrôler. Oui, ces mouvances sont dangereuses, parce qu’elles ne sont pas laïques. Certains d’entre nous avaient prévenu, mais nous avons été ignorés parce que les Israéliens et les néoconservateurs voyaient en la dislocation de ces pays l’affaiblissement d’une menace.

VDLR : l’idéologie néo-conservatrice et son credo de mission universelle tels que vous les avez dépeints ne présentent-t-ils pas d’étonnantes similitudes avec, l’idéologie marxiste communiste ?

PCR : Oui, absolument. L’histoire a investi les États-Unis d’une mission. Aux yeux des marxistes, c’est le prolétariat qui joue ce rôle. Aux yeux des néoconservateurs, c’est Washington.

VDLR : ces deux idéologies auraient-elles une racine commune ?

PCR : non, je le pense pas ; mais leurs conséquences sur le monde sont comparables parce dans les deux cas, le pays qui professe cette idéologie est animé d’une volonté de s’imposer à d’autres pays et de s’y implanter, parce qu’il se perçoit comme le référent légitime. C’est en ce sens que les idéologies marxiste et néoconservatrice sont comparables, même si leurs racines sont distinctes.

Je note par ailleurs que cette notion de monde unipolaire et d’unique superpuissance américaine va dans le sens des intérêts de la finance. Je les ai éludés dans mon triptyque, mais ils en sont en quelque sorte un quatrième élément, du fait de l’hégémonie financière américaine actuelle. Cette hégémonie financière est ce qui permet à Washington d’imposer des sanctions à d’autres pays.

Si votre devise n’est pas la devise planétaire et que vous n’êtes pas aux manettes du système mondial de paiements, vous ne pourrez imposer de sanctions. Ce pouvoir de sanction place vos institutions financières en position de primauté sur les institutions des autres pays. L’idéologie que j’évoque séduit également Wall Street et les grandes banques, parce qu’elle leur garantit de même l’hégémonie.

VDLR : cela m’incite à m’interroger : tout ce qu’ont fait les États-Unis ces dix bonnes dernières années n’a fait que renforcer la Chine, que les États-Unis semblent identifier comme leur premier adversaire. Était-ce là un calcul, ou était-ce involontaire ? Vous évoquez le système financier. Les Chinois commencent à envisager de promouvoir leur propre devise comme nouvelle monnaie de réserve sur le marché mondial. Cela est largement le résultat de toutes ces crises provoquées par les États-Unis.

PCR : ce que les États-Unis ont fait, et qui a apporté à la Chine son démarrage économique, a été de délocaliser les emplois de l’industrie manufacturière. Celle–ci a été transférée à l’étranger par les capitalistes, sous la pression de Wall Street, dans le but d’abaisser le coût du travail et d’atteindre des gains plus élevés pour les actionnaires, pour Wall Street et pour les dirigeants via les bonus. Du point de vue des intérêts nationaux, il s’agissait là d’une politique à très courte vue, mais elle allait dans le sens des intérêts de Wall Street et dans celui des intérêts individuels des dirigeants des grandes sociétés.

Une fois que la Chine a capté la technologie américaine et le savoir-faire américain en affaires, elle s’est trouvée libérée de la prééminence économique américaine. De fait, en termes d’industrie manufacturière, la Chine possède maintenant une économie beaucoup plus puissante que celle des États-Unis.

Un autre facteur a contribué à affaiblir le système économique américain : l’essor de l’Internet à haut débit. Il est maintenant possible, dans le domaine des professions de services comme l’ingénierie, le développement logiciel, l’informatique, ou tout type de travail ne nécessitant pas d’être effectué sur site, de réaliser celui-ci n’importe où dans le monde puis de le livrer via l’internet à haut débit.

Cela a permis à des pays comme l’Inde et la Chine de positionner leurs prestataires à des postes jusque-là occupés par des diplômés d’universités américaines. Une fois de plus, il y a là une réduction des coûts pour les grandes sociétés, cela plait à Wall Street, cela optimise les profits.

C’est de là que provient l’essor de la Chine. C’est une conséquence involontaire de la globalisation. Là encore, certains d’entre nous ont prévenu, cela fait dix ou quinze ans que je mets en garde, mais ils n’écoutent pas. Ils disent – bah, tout cela n’est que du libre échange, cela nous sera profitable d’une manière ou d’une autre. Il est évident qu’ils avaient tort, ce n’est pas du libre-échange et nous n’en avons pas tiré profit.

VDLR : cela implique-t-il que, si l’on met en regard les intérêts des grandes sociétés et les intérêts nationaux, les intérêts nationaux pourraient bien être de plus en plus perdants face aux grandes entreprises ?

PCR : il n’y a plus d’intérêt national américain au sens propre du terme. Il y a l’intérêt de ces puissants groupes d’intérêts. De récentes études menées par des universitaires ont conclu que la population américaine est quantité négligeable dans les décisions politiques gouvernementales. La conclusion de cette étude, qui s’est penchée sur des milliers de décisions gouvernementales, est que le peuple américain compte pour zéro dans le processus de décision politique.

Autrement dit, en ce qui concerne la prise en compte de l’intérêt de la population ou de l’intérêt national, rien n’est fait. Ce qui est fait l’est au profit d’une demi-douzaine de puissants groupes d’intérêts. Je vous ai parlé des quatre qui sont selon moi les plus puissants en termes de politique étrangère.

Sous cet angle, les États-Unis se vulnérabilisent de nombreuses manières. Voyez par exemple la politique économique. Cela fait des années que pour soutenir une poignée de grandes banques, la Réserve fédérale crée des trilliards de dollars, de nouveaux dollars.

Cette création de dollars dévalue les dollars déjà existants détenus par des gens du monde entier. Ces gens observent et se demandent : que vont valoir mes actifs en dollars si la Réserve fédérale crée autant de nouveaux dollars chaque année ?

De là est née l’idée de sortir du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Lorsque la valeur réelle des instruments financiers libellés en dollars est menacée et que cela s’ajoute à l’intimidation financière de pays souverains par Washington, la dynamique pour trouver un autre mécanisme que le dollar pour régler les transactions internationales est renforcée.

Sans surprise, les Chinois ont déclaré qu’il était temps de désaméricaniser le monde. Les Russes ont récemment affirmé que nous avions besoin de dédollariser le système de paiement. Nous avons donc cet accord entre la Russie et la Chine, portant sur le grand contrat énergétique qui va se faire hors du système de paiements en dollars.

Nous voyons les BRICS, ces cinq pays – Inde, Chine, Russie, Brésil et Afrique du Sud ; ils parlent de régler leurs déséquilibres commerciaux [sic] en leurs propres devises, et même de créer entre eux une banque sur le modèle du FMI et de la Banque mondiale.

Voilà donc les évolutions nées du mauvais usage du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Washington utilise le dollar pour intimider, pour sanctionner, pour apporter à ses institutions financières l’hégémonie sur les autres. Avec le temps, tout cela engendre l’animosité et le malaise. Si vous ajoutez à cela tous les nouveaux dollars que la Réserve fédérale crée depuis 2008, vous obtenez une grave problématique financière. Les États-Unis ont donc compromis leur position.

VDLR : jusqu’à quel point pensez-vous que les États-Unis sont prêts à se mobiliser pour défendre le dollar ? Ou alors tous ces groupes d’intérêts ne voient-ils plus l’intérêt de protéger cette devise-là ? Peut-être ont-ils déjà pris certaines précautions ?

PCR : du point de vue du pouvoir de Washington, la perte du statut de monnaie mondiale serait dévastatrice parce que c’est précisément là que se situe l’assise du pouvoir. C’est de là que Washington tient son hégémonie financière et c’est pour cela que Washington peut imposer des sanctions à des pays souverains. Par conséquent, si Washington voit ce statut lui échapper, si le dollar cesse d’être la monnaie de réserve mondiale, nous assisterons à un profond affaiblissement du pouvoir de Washington.

Tous ces groupes d’intérêts qui profitent du pouvoir de Washington verraient là un handicap. Évidemment, la plupart de ces grands sociétés sont aujourd’hui globales, c’est-à-dire transnationales, et il est bien possible qu’elles aient des comptes bancaires dans de nombreux pays.

VDLR : mais enfin, jusqu’à quel point Washington est-il prêt à s’impliquer ? Pourrait-il se permettre une nouvelle guerre ? Lorsqu’en 2000, Saddam Hussein a essayé de remettre le dollar en question, il a payé le prix fort, comme chacun sait. Aujourd’hui, alors que la Chine, la Russie et d’autres pays commencent à envisager sérieusement l’idée, quels risques courent-ils ?

PCR : ils courent un risque. Nous savons déjà que les États-Unis ont annoncé un redéploiement de 60 % de la marine américaine vers la mer de Chine méridionale afin de contrôler les flux de ressources dont dépend la Chine. Les États-Unis sont en train de signer des contrats de construction pour un réseau de nouvelles bases aériennes et navales qui s’étend des Philippines au Vietnam, dans le but de menacer les voies maritimes d’approvisionnement de la Chine, voire même de les couper [NDT : précision apportée par M. Roberts postérieurement à l’interview].

Au cours de ce siècle, nous avons vu les États-Unis se retirer du traité ABM [NDT : missiles anti-missiles] signé avec la Russie. Nous les avons vus mettre au point un système ABM et commencer à le déployer aux frontières de la Russie. La raison d’être d’un ABM est de neutraliser la dissuasion stratégique de l’autre pays.

Nous avons vu les États-Unis réorienter leur doctrine militaire, les armes nucléaires n’ayant plus pour finalité de répliquer à une attaque, mais d’être désormais une force de première frappe préventive. Cela est clairement dirigé contre la Russie. Or, l’Ukraine est sur la route de la Russie. La guerre est donc déjà entamée, elle est en cours. Là est la signification de ce qui se passe en Ukraine : contre la Russie, c’est la guerre.

La guerre contre la Chine est, quant à elle, en préparation. Les États-Unis prennent parti pour tout pays qui vient à se trouver en désaccord avec la Chine, même si c’est sur des sujets mineurs qui ne concernent absolument pas les États-Unis.

Les États-Unis sont en train d’encercler les deux pays avec des bases militaires. Ils veulent intégrer la Géorgie, patrie de Joseph Staline, et qui a fait partie de la Russie pendant deux ou trois siècles, ils veulent l’intégrer à l’OTAN. Ils vont intégrer l’Ukraine à l’OTAN.

Washington a trahi tous les accords que Reagan et Gorbatchev avaient eus sur la non-expansion de l’OTAN en Europe de l’Est. Aujourd’hui, l’OTAN a atteint les pays Baltes et toute l’Europe de l’Est. Les ex-membres du Pacte de Varsovie font maintenant partie de l’OTAN.

Il est donc clair que la guerre est déjà en cours. Les États-Unis s’y préparent depuis des années. Quant aux Russes, ils ne peuvent que le savoir. S’ils ne le savent pas, ils sont dans de sales draps.

VDLR : les États-Unis peuvent-ils se permettre [cette guerre] ?

PCR : bien sûr ! Évidemment ! La devise de réserve est là pour payer les factures en imprimant de la monnaie.

VLDR : mais vous l’avez indiqué, cela comporte de sérieux risques.

PCR : tant que le statut de monnaie de réserve est préservé, il n’y a pas de limite. Récemment, j’ai lu qu’un conseiller de Poutine avait affirmé que la Russie avait besoin de quelque alliance avec d’autres pays pour faire basculer le statut du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale, et que c’était là l’unique manière de stopper l’agression militaire de Washington. Eh bien, il a parfaitement raison. Mais une question demeure : peuvent-ils mettre en œuvre aussi vite quelque chose qui marche ? En effet, l’Europe est un état fantoche américain. Les gouvernements européens ne sont pas plus indépendants que la Hongrie ou la Tchécoslovaquie ne l’étaient du parti communiste soviétique. Quant au Japon, il est lui aussi un état fantoche et non un pays indépendant.

Or, si l’euro et le yen soutiennent le dollar, la position de ce dernier reste plutôt confortable. Cela ne va pas être simple pour la Russie, pour la Chine ou pour quiconque souhaite avancer vers une solution rapide.

Par ailleurs, regardez ce qui s’est passé en Ukraine. La Russie n’avait d’yeux que pour les jeux olympiques, et les États-Unis se sont emparés de l’Ukraine. La Russie n’a pas pris garde ; les jeux de Sotchi semblaient plus importants. Et qu’est-ce qui s’est produit ? Washington a avancé et s’est emparé de l’Ukraine. Le gouvernement russe et le leadership de Poutine sont maintenant confrontés à un problème énorme.

Poutine a demandé à la Douma d’abroger le droit de déployer des troupes russes en Ukraine. D’évidence, il agit avec une grande retenue. Il tente d’éviter le conflit. Il réalise certainement que le conflit sera beaucoup plus dangereux pour tout le monde que les néoconservateurs de Washington ne le croient.

Mais la question est : Poutine pourra-t-il éviter le conflit ? Que va-t-on penser à Washington ? Pensera-t-on : « Ah, que voilà un homme raisonnable, discutons donc avec lui ». Ou bien pensera-t-on : « voyez comme il a peur, la Russie est faible, on peut y aller ! »

VDLR : intéressant ! Je me souviens que George W. Bush, lors d’une interview au Wall Street Journal vers la fin de son second mandat, a dit à propos de Poutine quelque chose qui, dans sa bouche, paraissait surprenant. Il a dit que Poutine n’avait jamais trahi une seule des promesses qu’il lui avait faites. Ce jugement était plus positif que négatif.

PCR : Je pense qu’il disait vrai. Cependant, voyez-vous, la propagande de Washington est déconnectée des faits. Elle n’a pas d’équivalent. Washington est capable de justifier tout et n’importe quoi. Poutine n’en est pas capable. Les Américains sont persuadés que les troubles en Ukraine sont du fait de Poutine, qu’il a envahi, annexé, que c’est lui qui est aujourd’hui derrière tout ce qui se passe en Ukraine du sud-ouest ; que tout ça, c’est la faute à une Russie menaçante contre laquelle nous devons nous armer. Washington ressuscite la Guerre froide qui l’avait opposé à l’Union soviétique.

Il s’agit là d’une excellente opportunité pour alimenter le complexe militaro-sécuritaire américain avec l’argent du contribuable. Et d’une certaine manière, c’est moins risqué qu’une guerre, car les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont mal tourné. Mais si on a la possibilité d’une Guerre froide sans combattre soi-même, on peut la faire durer des années, comme cela a été le cas pour la Guerre froide avec l’Union soviétique. C’est d’ailleurs la Guerre froide qui a engendré le complexe militaro-sécuritaire américain.

C’est tout au moins une ligne rouge pour Washington. Néanmoins, je ne suis pas certain que l’on puisse attendre de Washington le bons sens d’éviter de transformer l’invasion de l’Ukraine en guerre chaude. Cela dit, il paraît difficile de croire que Washington puisse s’engager dans une guerre chaude contre la Chine et la Russie. Il s’agit là de deux pays vastes et puissants dotés d’armes nucléaires.

Mais beaucoup de choses difficiles à croire se sont réellement produites. Il arrive souvent que les gouvernements succombent aux sirènes de leur propre propagande. Et il est clair qu’à Washington quelqu’un est persuadé qu’une guerre nucléaire est gagnable, parce que sinon, à quoi bon modifier la doctrine de guerre pour que les armes nucléaires cessent d’être des armes de représailles et deviennent une arme de première frappe ? Pourquoi construire des missiles anti-missiles et les déployer à la frontière de la Russie et sur des navires en mer Noire et en mer de Chine méridionale ?

Il est certain qu’à Washington, il y a des gens pour croire que les États-Unis peuvent gagner une guerre nucléaire. Dans les faits, un article a été publié il y a quelques années dans Foreign Affairs, le magazine de réflexion du Council on Foreign Relations – un aréopage influent d’analystes en stratégie et d’ex-responsables gouvernementaux. Il y était affirmé que les États-Unis avaient une telle avance sur la Russie en matière d’armement nucléaire que nous pourrions sans difficulté attaquer la Russie sans risquer de représailles. Il y a des gens qui pensent réellement cela.

VDLR : mais cette expérience pourrait nous coûter une planète.

PCR : Tout à fait ! Mais voyez la Première Guerre mondiale. Voyez combien d’empires elle a couté. Elle a coûté au tsar la Russie et son empire. Elle a coûté l’empire austro-hongrois, qu’elle a détruit. Elle a abattu la dynastie régnante allemande. La guerre a laissé la Grande-Bretagne dépendante de l’aide financière américaine.

VDLR : Certes, mais il n’y avait pas d’armes nucléaires à l’époque.

PCR : une vaste propagande affirme que les armes nucléaires peuvent réellement être utilisées. Je tente de la combattre. J’ai récemment mis en ligne sur mon site web des articles de scientifiques qui démontrent qu’il ne peut pas y avoir de vainqueur.

VDLR : je reste bouche bée devant la manière dont le Département d’État gère sa propagande ; on n’y trouve pas la moindre argumentation. Comment est-ce possible ? Ne prennent-ils même plus la peine de paraître crédibles ?

PCR : c’est ça, le pouvoir. Comment fonctionne la politique étrangère américaine ? Toujours sur la coercition, les menaces, le chantage ou la corruption. Si un pot-de-vin ne fonctionne pas, on recourt à la menace. Je m’explique ; l’un des objectifs que poursuit la NSA en espionnant toute la planète est de se placer en position de pouvoir faire chanter n’importe quel dirigeant politique. Ils font cela très bien. Tout le monde ayant quelque chose à cacher, ils recourent aux pots-de-vins, à des valises d’argent. Dans un premier temps, Washington tente d’acheter les dirigeants étrangers. En cas de résistance, ils les renversent, comme dans le cas de Saddam Hussein ou de Khadafi. Dans d’autres cas, en Amérique du Sud, ils les ont purement et simplement assassinés, parce qu’ils n’obéissaient pas. La politique étrangère des États-Unis est donc basée sur la force, et pas sur la diplomatie ou la persuasion. Elle est basée sur la force brute.

Qu’est-ce que le Département d’État dit à ses interlocuteurs ? Faites ce que nous vous disons de faire, sinon nous vous bombardons jusqu’à ce que votre pays retourne à l’âge de pierre. Souvenez-vous, c’est ce qu’ils ont dit au dirigeant pakistanais. Faites ce que nous vous disons de faire – et que ça saute !

Avec une telle posture, peu importe que vous disiez la vérité ou pas, puisque vous êtes le souverain, vous êtes le César. Tout ce que vous pouvez bien raconter s’en va, que ce soit vrai ou pas. Peu importe que vous disiez la vérité, puisque que vous ne vous placez pas dans une logique diplomatique.

C’est une chose que Poutine et Lavrov, son ministre des Affaires étrangères, n’ont pas l’air de comprendre. Ils continuent de croire que si le gouvernement russe se montre raisonnable et de bonne volonté, il est possible de dialoguer avec Washington. Il s’agit là d’une illusion russe. Washington n’a aucune bonne volonté.

VDLR : cette stratégie, telle que vous la présentez, n’a-t-elle pas de point faible ?

PCR : si ; qu’à un moment donné, les gens prennent conscience de la réalité et la regardent en face, et c’est cela que Poutine attend. Que va-t-il se passer en Allemagne et en France ? Les Allemands et les Français vont-ils comprendre, vont-ils se dire « mais les Américains nous mènent tout droit au chaos ! Qu’avons-nous donc à gagner de leur hégémonie mondiale ? Qu’avons-nous à gagner d’un conflit avec la Russie ou avec la Chine ? Arrêtons tout ! Faisons marche arrière ».

Si un pays quelconque devait se retirer de l’OTAN ou de l’UE, alors le mutisme de la « coalition des volontaires » sur les crimes de guerre de Washington se lézarderait. Concrètement, Washington a déclaré au Congrès qu’à partir du moment où la Maison blanche a le soutien de l’OTAN, le président n’a plus besoin du feu vert du Congrès pour partir en guerre. La vieille citation « le pouvoir absolu corrompt absolument » est attribuée à Lord Acton. Sans grand risque de se tromper, on peut en conclure que Washington a été corrompu par le pouvoir.

L’un des effets pervers de l’usage brutal de la force par Washington serait que les pays de l’OTAN réalisent qu’ils sont menés vers un conflit par un gouvernement devenu fou, qui prend des risques invraisemblables avec la vie humaine et même avec la planète.

Ainsi, il se pourrait bien que Poutine parie sur une prise de conscience du danger que représente Washington pour les vivants. Il espère que plus la Russie se montrera pondérée, moins elle adoptera une attitude provocatrice, plus grandes seront les chances que les gouvernements allemand et français réalisent que l’agenda de Washington est funeste pour le genre humain ; plus grandes seront les chances que l’Europe prenne des décisions pour s’affranchir, elle, ses pays et ses peuples, du contrôle de Washington. Dans ce cas, l’empire s’effondrerait.

Je suis convaincu c’est là que se situe le pari de Poutine. Il n’est pas fou, loin de là, il prend la mesure de la menace d’une guerre, il en a conscience. Et c’est très certainement la raison pour laquelle il a demandé à la Douma d’abroger le droit au déploiement de forces russes en Ukraine. Il tente de dire aux Allemands et aux Français – Vous voyez bien, ce n’est pas moi, ce n’est pas nous.

J’espère qu’il réussira. Car en fin de compte, l’avenir du monde est suspendu à la question suivante : l’usage de la diplomatie par Poutine prévaudra-t-il sur celui de la force par Washington ?

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Source(s) : La Voix de la Russie / Les Crises (les-crises.fr/la-guerre-americaine-contre-la-russie-est-deja-en-cours-pcr), le 23.07.2014

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