Jean-Pierre Petit : « Les déchets nucléaires, bombe à retardement planétaire » (Partie 1)

Pour La Voix de la Russie, l’ancien directeur de recherche au CNRS Jean-Pierre Petit évoque l’épineuse question des déchets nucléaires et de leur stockage sous-terrain.

La Voix de la Russie : Jean-Pierre Petit, vous avez donné deux interviews pour La Voix de la Russie qui ont soulevé un grand intérêt chez nos lecteurs, et également une foule de questions. Il y avait évidemment des gens qui vous connaissaient déjà, ainsi que votre passé de scientifique chevronné, et qui ont exprimé leur satisfaction de vous voir vous exprimer dans nos colonnes. Vous les avez mis en appétit en développant des idées bouleversantes, concernant les voyages interstellaires. Mais vous nous dites qu’il y a, selon vous, un sujet d’une actualité brûlante. Quel est-il ?

JP Petit : Le développement actuel du nucléaire dans le monde, et tout particulièrement en France, car vous savez que mon pays est « en pointe » dans ce domaine, et que c’est le pays le plus nucléarisé du monde.

LVdlR : Qu’y a-t-il de vraiment nouveau ?

JP Petit : Le lobby nucléaire international recueille les fruits d’un bourrage de crâne qui dure depuis des décennies. Vous n’êtes pas sans remarquer l’importance énorme qu’a pris la télévision, dans le sens d’un abrutissement orchestré des populations. Il y a 20 ou 30 ans, avant le développement de médias parallèles, d’Internet, certains décelaient déjà la trace d’une opération de lavage de cerveaux de plus en plus évidente.

LVdlR : Y aurait-il, selon vous, quelque chose de voulu, une … conspiration ?

JP Petit : Dans tous les cas de figure, cet abrutissement est voulu. Dans quel but ? La question reste ouverte. Mais il y a une chose qui mène le monde, depuis l’aube des temps, c’est le redoutable mélange entre la cupidité et la bêtise. Ma statistique personnelle, depuis longtemps est qu’il n’y a que 5 % d’individus capables de penser par eux mêmes, capables de réfléchir, de faire preuve d’esprit critique, d’une certaine autonomie au plan moral, et sur le simple plan de la raison. A cela il faut ajouter 20 % d’inconscients, qui sont dévorés par leur égoïsme, leur ambition et leur … paranoïa. Ainsi, quelqu’un qui appartient à ces 20 % estime que la recherche d’un pouvoir le plus grand possible est une question de survie, pour lui, pour les siens, pour son ethnie, son pays, position qui confère à ses yeux tous les droits.

LVdlR : Et que deviennent les 75 % restants ?

JP Petit : Ceux-là sont manipulables à merci, dans n’importe quel sens. On peut les endormir, créer chez eux la peur, les assujettir, les dresser contre un autre groupe, les faire se battre les uns contre les autres, à petite ou à grande échelle. On peut les appauvrir jusqu’à la dernière extrémité, sans qu’ils se révoltent. En France est apparu un dessin humoristique qui suggérait l’apparition, par recombinaison génétique, d’une nouvelle espèce, le Pigeton.

LVdlR : Qu’est-ce qu’un Pigeton ?

JP Petit : C’est un animal qui a la tête d’un pigeon et le corps d’un mouton.
 

Le Pigeton Image fournie par Jean-Pierre Petit 

Comme vous pouvez le voir, cet animal avale n’importe quoi et se laisse tondre sans réagir. Accessoirement, les Pigetons peuvent avoir des comportement collectifs, en étant capables de suivre un leader de la manière la plus irrationnelle, par millions. Entre deux phases d’une remarquable passivité, on peut trouver chez eux des accès de violence assimilables à des défoulements. En exploitant ce capital de violence latente on peut constituer des armées de Pigetons, de part et d’autre d’une frontière, derrière des bannières, et les amener à se combattre jusqu’à la mort avec le plus grand esprit de sacrifice. Lors de ces affrontements entre Pigetons de deux clans adverses, il n’est pas rare de voir des entreprises spécialisées fournir des armes aux deux camps, par souci d’équité.

LVdlR : Mais comment fait-on pour éviter que des Pigetons d’un même camp se combattent ?

JP Petit : On les dote d’uniformes bien reconnaissables.
 

Pigeton mobilisé Image fournie par Jean-Pierre Petit

Lors de la cessation des hostilités, des distributions de médailles sont pour eux l’objet d’une grande satisfaction et fierté. On peut alors organiser des cérémonies commémoratives se situant autour de la tombe d’un Pigeton inconnu, considéré alors comme le Pigeton-héros-type.
 

Pigeton démobilisé Image fournie par Jean-Pierre Petit

Les guerres restent de facto des moments d’intense activité économique et de consommation. On assiste alors à un raccourci spectaculaire entre la production et la consommation, puisqu’on produit des tas de choses coûteuses et sophistiquées pour les casser immédiatement. Le coût de la main d’oeuvre est alors au plus bas.

En temps de paix, le Pigeton est incité à consommer et à fournir de la laine, récoltée par des tondeurs de Pigetons, qui peuvent alors appartenir à une quelconque des ethnies constituant les Euro-Pigetons. Une stratégie d’obsolescence programmée est appliquée pour que le remplacement des objets se fasse à un rythme soutenu (celui des ampoules électriques, pour ne citer que cet exemple).

LVdlR : Les tondeurs de Pigetons constituent en quelque sorte une espèce différente ?

JP Petit : Oui et non. En effet, un Pigeton lambda, à la suite d’un rituel appelé élections mute en général assez rapidement en se transformant lui-même en tondeur de Pigetons. Cette mutation peut être considérée comme un phénomène naturel. C’est l’expression de l’adage bien connu, que les pigetons dominants ont toujours en tête :

Tonds, ou sois tondu

LVdlR : Y a-t-il des activités humaines qui échappent à ce phénomène universel de la tonte des Pigetons ?

JP Petit : Nous avons, avec mon ami Gilles d’Agostini, tenté cette expérience en diffusant quelque chose, finalement, d’assez nouveau et révolutionnaire sur le marché : le produitgratuit, sous forme numérique. Il s’agit en l’occurrence des 450 albums de bande dessinée scientifique, à vocation ludico-pédagogique, gratuitement téléchargeables sous forme de fichiers pdf, en 36 langues, sur le site www.Savoir-sans-frontieres.com

LVdlR : Sous forme numérique, vous n’avez alors ni stocks, ni comptabilité, ni taxes, ni frais d’aucune sorte.

JP Petit : C’est ce qui en déroute plus d’un. Un jour j’ai pris en stop des Chinois qui faisaient un stage en France et à qui je présentais cette opération. A la suite de quoi ils m’ont dit :

– Mais, comment faites-vous pour gagner de l’argent avec un produit gratuit ?

En tant que Chinois, ils étaient évidemment très déconcertés. En effet, découvrant un produit quelconque, la première réaction du commerçant-industriel chinois est de se demander comment produire ces biens avec un coût moindre, afin de les vendre moins cher et de s’emparer au plus vite de ce nouveau marché. L’idée que le coût de la duplication soit nul était déjà de nature à les déstabiliser. Plus encore le fait que le prix de vente le soit aussi, ce qui rendait toute baisse problématique.

LVdlR : Donc, dans tous les domaines, vous innovez.

JP Petit : Je m’y efforce.

LVdlR : Revenons au sujet évoqué en début d’interview, le nucléaire. Quoi de nouveau sous le soleil, dans ce domaine ?

JP Petit : Ce sont des choses qui sont volontairement tenues loin du grand public, alors qu’il s’agit d’enjeux vitaux. En ce moment, les technocrates du nucléaire poussent vigoureusement pour faire passer le projet CIGEO (Centre Industriel de Stockage Géologique), d’enfouissement des déchets nucléaires de haute activité, à Bure, dans l’Est de la France, là où les vignes françaises produisent le Champagne mondialement apprécié. A Bure existe déjà une installation pilote avec un puits de descente qui donne accès à un filon d’argile situé à 500 mètres de profondeur, d’une centaine de mètres d’épaisseur, où on a ménagé des galeries et où l’État projette d’enfouir le million de tonnes de déchets hautement radioactifs produits par l’industrie nucléaire française depuis un demi-siècle.

LVdlR : Comment s’effectuerait ce stockage ?

JP Petit : Il y a d’abord à effectuer le conditionnement de ces dangereuses matières, puis le transport dans les wagons Castor.
 

Les wagons« Castor » acheminant les déchets radioactifs de haute activité © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

Sur place, il y a un stockage en surface en attendant leur acheminement à l’aide d’une « descenderie » inclinée et leur manipulation jusqu’à des alvéoles de stockage, tout cela par des robots. Le temps de conditionnement, d’acheminement et de stockage dépasserait le siècle (…).

LVdlR : Qu’entend-t-on par déchets au juste ?

JP Petit : Actuellement cela représente en France 80.000 mètres cubes. Les déchets les moins actifs ont été mis dans de simples bidons d’acier. Pendant longtemps les Français, et surtout les Anglais, s’étaient contentés de balancer des dizaines de milliers de bidons de ce type dans la Manche. Avec le temps, ceux-ci, en rouillant, se sont percés. Ils constituent aujourd’hui des habitats-refuges pour des poissons qui servent de relais pour disséminer ces substances radioactives dans l’ensemble de la chaîne alimentaire.

LVdlR : Sur l’ensemble de la planète.

JP Petit : Bien sûr. Les poissons sont par nature d’humeur vagabonde, à une échelle planétaire. Ainsi, la radioactivité déversée continûment dans le Pacifique sur la côte de Fukushima se retrouvera à terme immanquablement dans les assiettes de tous les consommateurs de poissons du monde entier.

LVdlR : Qu’y a-t-il dans ces bidons cloués en Manche ?

JP Petit : Un peu n’importe quoi. Aucun inventaire des contenus n’est disponible. Mais il y a beaucoup de matières plastiques et on verra plus loin que cela a son importance quand ces bidons sont stockés dans des espaces confinés. Les déchets les plus dangereux sont mélangés à du verre. On les concasse, puis on les carbonise en les passant dans un four chauffé par des résistances. Ce qui dégringole alors contient beaucoup de débris métalliques qui sont les restes de cœurs de réacteurs : de l’uranium 238, de l’uranium 235, du plutonium produit pendant le fonctionnement, des déchets à vie longue en tous genres, le tout étant mélangé à des débris de verre. Cela permet alors un chauffage par induction mêlant ces fragments à des débris de verre qui sont au passage fondus. Émergent de cela des cylindres de verre où ces déchets sont emprisonnés. Ces cylindres de verre sont alors inserrés dans des capsules en acier inoxydable, munies d’une tête permettant leur saisie et leur manipulation robotisée.
 

Le mélange des déchets avec du verre © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

Cylindre en inox contenant les déchets, mélangés à du verre. Chacun de ces« colis»contient 11 kilos de déchets hautement radioactifs © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

LVdlR : Comment manipule-t-on ces « colis » ?

JP Petit : Il est exclu de s’en approcher, cela serait la mort assurée. A un mètre, la dose est de plusieurs Sieverts par heure. Une dose d’un Sievert est considérée comme mortelle. Leur transport requiert donc l’utilisation de containers blindés contenant de 20 à 28 de ces colis élémentaires et pesant chacun 400 tonnes. Il est prévu de loger 34.000 de ces objets, pudiquement baptisés “colis” dans le site souterrain de Bure.
 

Ici, le chargement d’un container-type blindé dans un wagon Castor. Noter les orifices de ventilation dont les wagons sont dotés © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

Les plus gros containers construits sur le même principe, sont capables d’héberger les éléments combustibles longilignes issus des réacteurs, d’une longueur de six mètres. Deux ensembles de tenons permettent indifféremment de les amener en position verticale ou de les coucher sur un berceau. Ci-après les containers que les Japonais utiliseront pour loger les éléments combustibles extraits de la piscine du réacteur numéro quatre et pour les transporter.
 

Transport d’un container blindé (Japon) © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

LVdlR : Et ce sont ces containers qui seront stockés en sous-sol ?

JP Petit : Non, seulement leurs contenus, ce qui recquiert une manipulation entièrement robotisée, en sous sol.

LVdlR : Comment le stockage final est-il effectué ?

JP Petit : De différents manières. Les déchets dits de moyenne activité seront stockés dans des bidons métalliques eux mêmes logés dans des « boites » faites de béton.
 

 

Projet CIGEO : Elements transportés au fond sur des« clarkes» et posés dans des galeries (déchets de moyenne activité) © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

Les éléments de haute activité et à vie longue sont enfilés par des robots dans des alvéoles, creusées dans l’argile, d’une section circulaire de 60 cm de diamètre (adaptée à la taille de ces « colis ») et de 40 mètres de long, manchonnées par un fin tube d’acier inoxydable.
 

L’élément de haute activité, prêt à être enfilé, poussé dans une alvéole. © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

LVdlR : Leur confinement doit être assuré pendant combien de temps ?

JP Petit : 150 000 ans (…).

LVdlR : 6 000 générations humaines….

JP Petit : Eh oui. Ce temps est incommensurablement plus long que la simple durée de vie des emballages ou du manchonnage métallique tapissant les alvéoles (quelques décennies, du fait de la corrosion) et même du béton, dont on ne saurait espérer une tenue atteignant seulement un siècle.

LVdlR : Il reste l’argile environnante. Quelle garantie a-t-on que le stockage dans ce matériau se révélera sûr à long terme ?

JP Petit : L’assurance est fournie par les experts. Les mêmes qui avaient dit, lorsque les Allemands avaient envisagé de stocker des déchets dans une mine de sel, celle de Asse, que cette formule garantissait une sûreté absolue, « à l’échelle de temps géologiques ». En France, ce projet d’enfouissement est la suite logique d’une loi que le député du Nord Pas de Calais Christian Bataille a fait passer (1991-2006). Celui-ci approuve sans réserve les conclusions positives des experts à propos de l’enfouissement à Bure, comme il avait approuvé également sans réserve, quelques années plus tôt, le projet d’enfouissement allemand de Asse, toujours sur la base de conclusions d’experts. Bataille a ce qu’on pourrait appeler « le complexe du hamster » : il aime enfouir.
 


 

Le député du Nord Pas de Calais Christian Bataille en 2011 aux assises de l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Techniques, sur le thème « l’Avenir du Nucléaire français après Fukushima », auditionnant les « partenaires » du nucléaire : AREVA, EdF, le CEA, le CNRS. Opposants : absents © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

LVdlR : Et au résultat ?

JP Petit : A Asse, en Allemagne, les experts géologues ont tablé sur la stabilité d’une masse de sel homogène. Ils ont simplement oublié que dans une mine, la moitié du volume est représenté par les galeries qu’on y a ménagé.

Localisation du site de stockage de Asse, en Allemagne © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

LVdlR : Et alors ?
 

Disposition des galeries dans la mine de sel d’Asse, en Allemagne © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

JP Petit : Dans les années 60, on a enfoui 126 000 bidons, à 700 mètres de profondeur.
 


 

L’opération de stockage à Asse © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

Tout a bougé en quelques décennies. Des fissurations sont apparues. L’eau issue des nappes phréatiques environnantes a envahi la mine. Le sel est « hygroscopique » : il absorbe l’eau. Les experts avaient pensé dans ces conditions qu’il se comporterait comme une « barrière de confinement idéale ». Hélas ça n’a pas été le cas.
 

Infiltration d’eau dans la mine d’Asse © Photo fournie par Jean-Pierre Petit

Il a suffi de quelques décennies pour que l’opération vire au cauchemar. Dans certaines parties de la mine le mouvement est de 10 centimètres par an ! Alors imaginez cela sur des milliers d’années, des dizaines de milliers d’années. Fantastique cadeau pour les 6.000 générations humaines à venir. De l’eau qui pénètre dans une mine peut également en ressortir, chargée de produits radioactifs et aller se balader n’importe où en propageant les déchets radioactifs dans les systèmes phréatiques et par delà dans toutes les chaînes alimentaires, de manière totalement insoluble.

LVdlR : Après s’en être pris aux océans, l’homme pourrait polluer la croûte terrestre. Tout un programme…

JP Petit : A Asse, l’eau s’est infiltrée et a noyé les dizaines de milliers de bidons entreposés, devenus irrécuparables.
 

© Photo fournie par Jean-Pierre Petit

LVdlR : Quel est l’avenir de ce site de stockage d’Asse ?

JP Petit : Il faudrait récupérer les 126.000 bidons qu’on y a entreposé. Le coût serait alors énorme. Mais il faudra le faire avant que les bidons ne rouillent, ne relâchent leurs contenus et que ceci vienne à polluer toutes les eaux souterraines de la région.

LVdlR : Les Allemands ont-ils trouvé une autre solution pour leurs déchets ?

JP Petit : Une autre mine de sel, à Gorlaben. L’opération n’a pas encore démarré et les habitants des lieux s’y opposent déjà.

LVdlR : Mais, les Allemands ont en principe abandonné l’idée de produire leur électricité à l’aide du nucléaire ?

JP Petit : Le relais avec des énergies renouvable est apparu trop long pour que leur économie n’en souffre pas. Ils ne construiront pas de nouvelles centrales, mais prolongeront la vie des installations existantes. Ce qui signifie qu’ils continueront à produire des déchets, dans des conditions de dangerosité qui ne feront que croître au fil du temps. 

À suivre

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Source(s) : La Voix de la Russie, le 17.02.2014

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