Hans Rudolf Herren est le premier suisse à décrocher le Right Livelihood Award, une sorte de Prix Nobel alternatif. Rencontre à Zurich avec un entomologiste idéaliste, dont le programme de lutte biologique a permis ni plus ni moins d’éviter une famine en Afrique.
Il suffit parfois de petites choses pour changer le cours du destin. Il en va ainsi d’une guêpe que le Suisse Hans Rudolf Herren, 66 ans, est allé dénicher à l’autre bout du monde. Avec la conviction profonde de pouvoir venir en aide aux êtres humains, tout en s’inspirant de la nature. «Je suis en quelque sorte un extrémiste. J’ai peu de patience pour tout ce qui ne concerne pas la lutte biologique», affirme le chercheur valaisan dans son bureau de Biovision, la fondation qu’il a créée il y a plus de vingt ans à Zurich.
Son obstination l’a accompagné dans ses périples tout autour du globe, de l’Afrique à l’Amérique latine. Elle le mène désormais en Suède, où il s’est vu remettre le 2 décembre 2013 le Right Livelihood Award. Ce prix récompense «son expertise et son travail de pionnier dans la promotion d’un approvisionnement alimentaire mondial durable et sûr», écrit le jury du Prix Nobel alternatif.
Contre les pesticides et les OGM
Fils de fermier, Hans Rudolf Herren naît en 1947 dans le canton du Valais. L’été, il travaille dans la ferme familiale. Il est notamment chargé de conduire le tracteur qui disperse les pesticides sur les plants de tabac. Après l’école d’agronomie, il poursuit sa formation à l’École polytechnique fédérale de Zurich, où il se spécialise dans l’étude des insectes.
Grâce à une bourse du Fonds national suisse, il part étudier Outre-Atlantique, à l’université californienne de Berkeley. A des milliers de kilomètres de chez lui, il se rend compte que quelque chose cloche dans la ferme de son père. «J’ai compris qu’il y avait des alternatives aux herbicides chimiques et qu’il fallait les mettre en pratique».
Influencé par son professeur, un fervent partisan de la lutte biologique, Hans Rudolf Herren se concentre sur l’utilisation d’organismes vivants pour éliminer les parasites des plantes. «C’est à ce moment que je me suis radicalisé», affirme l’entomologiste. Rapidement, il développe une aversion pour les monocultures intensives et les organismes génétiquement modifiés (OGM).
A la fin de ses études, il décide de ne pas retourner en Suisse, où les perspectives de travailler pour l’administration fédérale ou la chimie bâloise – «les deux options qui se présentaient alors à moi» – ne l’enthousiasment guère. Une annonce parue dans un magazine le dirige au contraire vers l’Afrique. A 31 ans, il n’imagine pas encore qu’il sauvera bientôt des millions de vies.
Le désastre du manioc
Au Nigeria, à l’Institut international d’agriculture tropicale, il prend conscience de la menace qui plane sur l’Afrique. La cochenille du manioc, un parasite introduit accidentellement, fait des ravages dans les cultures de ce tubercule qui constitue la ressource alimentaire de base pour les populations indigènes. «Le manioc a la même fonction que le riz pour les Asiatiques ou les patates pour les Européens. Un sac de manioc qui coûtait auparavant 20 dollars était vendu à plus de 100 dollars», se souvient Hans Rudolf Herren.
Les insecticides utilisés par les autorités locales se révèlent inefficaces et la sélection des variétés requiert trop de temps. Il ne reste alors qu’une option: revenir aux origines du parasite pour identifier son ennemi naturel. «Nous savions que la cochenille du manioc vivait en Amérique latine. Mais où exactement?» Avec un fonds de 250'000 dollars, Hans Rudolf Herren part à l’exploration du continent sud-américain. Du Nord au Sud, il enquête dans les zones de diffusion originelles du manioc.
C’est finalement au Paraguay, aux confins du Brésil et de l’Argentine, qu’il découvre la solution pour l’Afrique: elle se présente sous la forme d’une simple guêpe, qui pond ses œufs dans les larves de cochenille et les tue. «Si j’avais débuté mon exploration depuis le Sud, il m’aurait fallu deux mois au lieu d’un an et demi pour faire cette découverte. Mais j’ai au moins eu le temps d’admirer les paysages», ironise Hans Rudolf Herren.
Une étape importante de la recherche est terminée. Mais le plus difficile reste encore à venir. Comment introduire la guêpe en Afrique et freiner rapidement la diffusion du parasite ? Pour quelqu’un qui aime les défis, la réponse est simple: grâce à une technique jamais utilisée auparavant.
Pluie de guêpes
L’agronome suisse est galvanisé par l’idée. Mais il nourrit également des inquiétudes. Il ne veut pas répéter l’erreur, trop souvent commise ailleurs, d’introduire une espèce potentiellement nuisible. Les guêpes sont ainsi mises en quarantaine dans un laboratoire de Londres. Les résultats sont étonnants. «Nous n’en croyions pas nos yeux: après trois mois, les cochenilles avaient disparu».
En Afrique, des centaines d’ingénieurs sont formés. Partout s’érigent de véritables «usines à insectes», où sont «produites» des millions de guêpes. Pour les disséminer, une méthode rapide est cependant nécessaire. Car la zone d’intervention touche 24 pays, du Sénégal au Mozambique.
La solution vient d’en haut. Les guêpes sont dispersées avec un avion volant à une vingtaine de mètres du sol. Une première mondiale, pas exempte de risques. «Nous avions toutes les autorisations, mais certains militaires n’étaient pas au courant. Au Ghana, ils nous ont pratiquement tiré dessus. Ils pensaient que nous étions des espions».
Le programme de lutte biologique est un succès. En peu de temps, il réussit à restaurer l’équilibre naturel entre la cochenille du manioc et son antagoniste. Selon le World Food Prize, cela a permis de sauver la vie de 20 millions de personnes. «Mon entêtement m’a sûrement aidé. Je n’accepte pas les réponses négatives et je n’aime pas entendre parler de ‘problèmes’. Pour moi, il n’y a que des solutions».
Libre choix aux agriculteurs
L’efficacité de la lutte biologique est largement attestée. Il ne s’agit toutefois pas d’une panacée universelle, soulignent plusieurs chercheurs. Ce qui fonctionne pour la cochenille du manioc n’est pas forcément adapté pour les autres parasites. A l’École polytechnique de Zurich, le groupe de recherche sur les cultures biotechnologiques a par exemple développé une nouvelle variété de manioc transgénique résistante au virus dévastateur CBSD (Cassava Brown Streak disease).
Des projets qui provoquent un hochement de tête réprobateur chez Hans Rudolf Herren. Les OGM peuvent avoir des effets positifs à court terme. Mais à la longue, ils impliquent des coûts écologiques et sociaux importants: les sols s’appauvrissent, la biodiversité se réduit et les agriculteurs s’endettent toujours davantage pour acheter les semences. Dans les champs africains, la bataille d’Hans Rudolf Herren en faveur d’une agriculture durable s’est ainsi portée vers d’autres fronts. «Nous devons restaurer la démocratie. Ce sont les gens qui doivent décider ce qu’ils veulent cultiver, et de quelle manière. Pas les multinationales, qui ont de l’argent pour influencer les politiciens.»
Grâce à la fondation Biovision, il n’entend pas uniquement s’attaquer aux racines de la faim et de la pauvreté. Il est également essentiel pour lui d’informer les agriculteurs et de les convaincre de partager leurs connaissances. «La valeur des micro-organismes dans le sol a été prouvée scientifiquement. Nous utilisons ensuite ces connaissances pour produire mieux et plus, en harmonie avec la nature».
Pour Hans Rudolf Herren, le Prix Nobel alternatif consacre la valeur de cette vision. «C’est avant tout une reconnaissance pour les agriculteurs africains: ce signal leur montre qu’ils sont sur la bonne voie». Au-delà de ce prix, une autre satisfaction embellit la vie du chercheur. Dans la vieille ferme de ses parents, la plantation de tabac a certes disparu, mais on continue à cultiver des fruits et des légumes. Sans pesticides, évidemment.
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Source(s): Swissinfo / Par Luigi Jorio, le 02.12.2013 / Traduction de l’italien : Samuel Jaberg / Relayé par Meta TV )