Une histoire des Frères musulmans, des années 20 à nos jours. Dans la plupart des pays du “printemps arabe”, les Frères musulmans ont accédé au pouvoir ou sont en passe de le faire. Mais qui sont-ils réellement ?
Au début, à dire vrai, Michaël Prazan n’était pas très chaud. En ce début d’année 2011, alors que s’embrasent la Tunisie puis l’Egypte, le réalisateur, déjà auteur d’Einsatzgruppen, les commandos de la mort (2009), met un point final à son délicat triptyque sur l’Histoire du terrorisme. Des mois durant, il a sillonné les pays arabes, pris le pouls des sociétés en ébullition, a croisé le chemin des Frères musulmans, s’est heurté, déjà, à la méfiance de certains interlocuteurs face à une caméra occidentale. En bref, l’idée de se replonger dans des thématiques et un périmètre géographique proches ne l’emballe pas. Mais son pronostic iconoclaste sur l’avenir des « printemps » conduit son producteur, Michel Rotman, à insister. Tandis qu’opinion publique et commentateurs sont tout à la liesse de voir tomber les régimes dictatoriaux de Ben Ali, Moubarak et consorts, Prazan, lui, a un coup d’avance. « J’ai tout de suite songé que les Frères musulmans allaient rafler la mise. La force principale d’opposition structurée, qui dispose de relais dans la société et qui jouit d’une réelle popularité, ce sont eux. » Alors, pour lever le voile sur cette confrérie méconnue, il se remet aux manettes. « Je voulais raconter l’histoire d’un mouvement idéologique et politique, né en Egypte à la fin des années 1920. Après la chute du fascisme et l’échec du communisme, incarnent-ils la dernière idéologie universelle et totalitaire du XXe siècle ? Sont-ils compatibles avec la démocratie ? Quel est leur projet de société ? Comment s’articule leur présence dans près de quatre-vingts pays ? »
« Leur histoire, c’est leur fierté, leur patrimoine. »
Pour construire son documentaire, croisement très maîtrisé entre film historique et enquête, et corroborer chacun des faits qu’il avance, Prazan a besoin de se faire ouvrir les portes du Bureau de la guidance, l’instance suprême des Frères, qui fixe la ligne idéologique et les objectifs au plan mondial. Hicham Ezzat, révolutionnaire franco-égyptien, « activiste branché de la place Tahrir » bien connu des médias occidentaux, lui en facilitera l’accès. « Au début, les révolutionnaires n’étaient pas forcément opposés aux Frères musulmans. Ils avaient scellé une alliance de circonstance contre le pouvoir représenté par le Conseil suprême des forces armées, considéré comme un héritage de la dictature. Et j’ai bénéficié de la période. Les Frères venaient de remporter les législatives avec près de 47 %. Ils avaient besoin de communiquer, de rassurer l’Occident sur le plan économique. » Conscient qu’à l’approche de la présidentielle — qui verra la victoire de leur leader Mohamed Morsi et la concentration du pouvoir entre leurs seules mains — les Frères seront d’une prudence calculée, Prazan choisit de les faire parler de l’histoire du mouvement. « Je n’y suis pas allé bille en tête en leur demandant des comptes sur des terrains qu’ils savent minés pour eux. Leur histoire, c’est leur fierté, leur patrimoine. » Au risque de voir leurs propos contredits par des archives édifiantes mettant au jour leur proximité avec le régime nazi ou par les témoignages d’ex-partisans éclairant leurs liens avec al-Qaida et les organisations jihadistes de tout poil.
Un fonctionnement entre internationale soviétique et franc-maçonnerie
Peu à peu, son enquête dessine les contours d’un réseau mondial, fort d’une myriade d’organisations très structurées, d’associations caritatives d’entraide. « Je me demandais si cela fonctionnait comme une internationale soviétique, avec le Bureau de la guidance en guise de Politburo dictant sa ligne aux structures locales. Ou si l’on était plus proche de la franc-maçonnerie, où chaque pays est libre de sa stratégie. En fait, c’est un peu des deux. Le Caire a l’intelligence de laisser une grande marge de manoeuvre à ses représentations occidentales, à condition de ne jamais perdre de vue les objectifs. En revanche, dans les pays de l’ancien califat (1) , c’est moins vrai. » Persuadés que la séquence révolutionnaire dans les pays arabes a accéléré le processus, les Frères pensent désormais qu’un à un ces pays vont basculer. Un diagnostic partagé par Prazan : « Ils sont en train de gagner. Mais ce sera difficile pour eux de se maintenir. Le pouvoir corrompt, ils n’y échapperont pas. Pour se décanter, les choses peuvent prendre des années. Il est trop tôt pour dire l’issue du combat entre laïques et islamistes, si ces révolutions seront finalement le tombeau des Frères musulmans. »