De Nabilla à Serge le lama : le business du rien

Une nouvelle économie prend de l'ampleur : celle de la célébrité éphémère, qui consiste à faire argent de pas grand chose, à coups de clics, de tweets et de “Like”. Profession : moi-même.

Enquête.

Taille jockey et carrure de dompteur, John Beautour fait face avec bonheur. “Dire qu'il y a peu encore, on n'arrivait pas à avoir une télévision locale pour annoncer notre venue dans une ville ! Sauf peut-être une fois ou deux quand on a eu une naissance chez les …” Son cirque franco-italien, entreprise familiale depuis six générations, vivote sur les routes de France. Un parmi les centaines qui sillonnent le pays. Jusqu'à cette nuit de Halloween. Au petit matin, John, dresseur, clown et directeur, reçoit un appel de la gendarmerie : “Vous avez un lama dans le tramway de Bordeaux.” Tout le monde (ou presque) connaît la suite. La renommée du lama qui s'appelle Serge est immédiate. Les cinq jeunes Bordelais éméchés qui l'ont enlevé pour ce very bad trip dans une rame ont immortalisé leur virée. Leurs visages hilares entourant Serge ont fait le tour de .

“Serge est devenu un people”

Une nuée de médias s'abat sur le chapiteau. “Le surlendemain on avait BFMTV, , M6, il a fallu assurer, raconte John, d'autant que c'était la Toussaint et que nous, on allait sur nos tombes.” Comme sur la piste aux étoiles, toute la famille s'y est mise. “La BBC voulait une interview en direct. Ma belle-soeur qui fait le numéro de tissus aériens et de corde lisse heureusement parle anglais.” Le nom de Serge a résonné jusqu'au et aux Etats-Unis. “Serge, dit John, est devenu un people.” Sans savoir rien faire. A 8 ans, portant bien ses 120 kilos, il est encore en dressage pour son numéro. Il attendra pour sauter au-dessus de deux chameaux, il a désormais tant à faire. Serge vient de terminer le clip sorti vendredi dernier, “Lamaoutai”, sur l'air du tube de Stromae (“Papaoutai”).

Eclipsés, Nabilla et son décolleté ravageur ? Sur la planète people, tout va si vite. De plus en plus vite, à coups de clics, de tweets et de “Like”. Le camélidé, dernière star express, donne un coup de vieux à la poupée gonflée de la télé-réalité qui, dans son “Allô Nabilla : ma famille en Californie” sur NRJ12, n'en finit plus de raconter sa vie avec son frère, sa mère, son amoureux et sa mémé. Nabilla a pour elle des seins double D et des mines d'enfant gâtée, Serge a pour lui son air détaché et son extraction modeste. Il vient du cirque, elle fait son cirque. Tous deux broutent le gazon de la célébrité.

Faire argent de pas grand-chose

Une nouvelle économie prend de l'ampleur : le business du rien, qui consiste à faire argent de pas grand-chose. Une phrase ou une blague potache suffisent à réussir dans le fast-divertissement. Le “Allô, non mais allô quoi !”, lancé en mars par la bimbo genevoise à une de ses congénères dans “les Anges” (saison 5) – “T'es une fille et t'as pas de shampoing ! Nan allô !” – a décidé de son destin de star du moment. A la vitesse d'un , la réplique s'est propagée. De en , de parodies sur le Net en couvertures de “Public” et “Oops”, pour revenir à la télévision d'où elle était partie. Sur tous les plateaux, chez Hanouna, Sublet, Morandini, Barthès, qui n'a pas pris la pose Nabilla, main mimant un combiné, yeux excédés levés au ciel et joué à “Allô quoi !”. On a même vu une ancienne garde des Sceaux, , joindre le geste à la parole sur en lisant la phrase inscrite à son intention sur le prompteur : “Non mais allô quoi ! Tu fais pas de shopping ?”

Très vite, Nabilla Benattia, 21 ans, a enregistré sa phrase culte à l'Inpi, l'Institut national de la Propriété industrielle. Les marques qui s'étaient ruées sur l'aubaine du buzz – Ikea, Dia ou encore Oasis avec “T'es un fruit et t'as pas de pépins ? Non mais à l'eau quoi !” – ont dû retirer leurs parodies du Net. Toujours à l'affût, elles n'ont pas raté Serge le lama. Air France a tweeté “Le Pérou et ses célèbres dès 998 euros” sur une photo des ruines du Machu Picchu avec un lama au premier plan, le comité du tourisme du Gers l'a planté dans ses champs dorés, les transports de Bordeaux lui ont collé (c'est de bonne guerre) un passe entre les dents : “Je monte, Je valide.” Oasis encore était de la partie. “On guette ce qui fait l'actualité et on rebondit tout de suite avec un détournement “, explique Jérémy, gestionnaire de communautés dans l'agence de pub Marcel qui a joué le coup pour la marque de boissons, “on fait du ‘brand content' en divertissant les gens. C'est du marketing de l'instant”. De la pub pour pas un centime.

La vie du buzz

Pas disposé à ce que d'autres que lui tondent la laine sur le dos de Serge, John Beautour a, lui aussi, déposé sa marque à l'Inpi. Et découvert que deux petits malins l'avaient précédé. Une instruction est en cours, il a bon espoir. C'est que la carrière de Serge s'envole. Après une avalanche de demandes de petites discothèques et de grandes surfaces, Serge est monté en gamme. Invité à se produire sur la terrasse de la discothèque du Casino Palm Beach à Cannes, il a dans la foulée déboulé sous les applaudissements à Bercy lors du Starfloor annuel de Fun Radio le 23 novembre. “Nos auditeurs en parlaient, nos animateurs en parlaient, ce qui fait chambre d'écho. Il ne faut pas être trop tôt dans la vie du buzz, ni trop tard, là on est pile au bon moment, explique ce soir-là en coulisse Jérôme Fouqueray, directeur de Fun Radio et de RTL 2. Cette histoire amusante correspond à cette radio jeune qui surfe sur l'air du temps.”

La chanson de “Oukilémonlama” est rodée ce soir-là devant 17.000 personnes et les premières images sont tournées en vue du clip officiel de Serge. Derrière “Oukilémonlama” ? Trois jeunes Messins, qui dès le samedi soir suivant l'enlèvement, ont bricolé des paroles, récupéré des images et mis leur en ligne, juste pour “délirer”. Décollage immédiat “jusqu'à 3,5 millions de vues”, dit Philippe Krier. Ce Messin de 24 ans, musicien (diplômé d'une école de management), a terminé troisième à “la Nouvelle Star” 2013. Il est aussitôt signé par le patron de la maison de disques Scorpio Music qui investit 20.000 euros dans l'aventure. “C'était une idée géniale de Philippe, tonique et défrisante, dit Anthony Belolo, je leur ai proposé de professionnaliser leur projet.” Le pari ? Voir la chanson intégrer la playlist d'une radio. A deux passages par jour à l'antenne, ce serait déjà l'annonce d'un bide. A dix passages, ce serait le début d'une bonne affaire. Et la perspective de voir le clip tourner dans les boîtes de nuit. “Le nerf de la guerre aujourd'hui, explique Anthony Belolo, c'est d'attraper les modes comme elles viennent. L'occasion fait le larron.”

Le Poussin Piou, Grumpy Cat, Kim Kardashian…

Dans le business du rien, personne ne peut prédire ses chances. La chasse à la célébrité semble plus facile ? Elle a un prix : elle est éphémère. Le “Poussin Piou” dont la ritournelle, il y a un an, amusait le Net a terminé en sonnerie de téléphone. En revanche, un chat en Arizona a déjà rapporté un joli pactole à ses propriétaires. Son talent ? Une moue de gros râleur – due à une malocclusion dentaire, a expliqué sa maîtresse – qui déclenche l'hilarité générale. Après avoir fait le tour du monde sur la Toile, “Grumpy Cat” a été pris en mains par un agent, Ben Lashes, pour capitaliser sur sa célébrité. Passons sur les contrats et autres prestations juteuses pour en arriver au climax. Le 30 mai dernier, “Grumpy Cat” était à la une du très sérieux “ Journal”. Ben Lashes venait de sceller le projet d'une adaptation cinématographique de son personnage. Comment y a-t-il seulement pensé ? “En me demandant : que ferait Walt Disney s'il créait aujourd'hui Mickey. Et que Mickey devienne un phénomène viral sur internet ?” Rien de moins.

Il est un autre modèle américain, plus proche désormais du business plan, étudié sous toutes les coutures : Kim Kardashian. Lancée par une sex-tape, la brune Kim (avatar de Paris Hilton, la blonde héritière) est aussi une petite fille riche qui s'emploie à développer son empire, entourée d'une fratrie tout aussi avide qu'elle. Elle expose ses courbes généreuses et son quotidien de paillettes, de tapis rouge en émissions de télé-réalité. En 2012, la famille a signé un contrat de 40 millions de dollars avec la chaîne de divertissement Et pour trois saisons supplémentaires du Dynasty Show “Keeping Up With the Kardashians”. Chacun des membres de la famille est payé pour tweeter. “De 10.000 dollars le tweet pour Kim, affirme le “Huffpost Celebrity”, et jusqu'à 25.000 dollars si elle glisse la marque d'un autre produit.” Ajoutez à cela les parfums et le bébé avec le rappeur Kanye West monétisé sur-le-champ dans les magazines. Une très belle affaire que seul le train de vie pharaonique de la demoiselle peut mettre en péril. L'engouement de ses fans, lui, ne semblant pas, pour l'heure, faiblir.

Profession : moi-même

Tenant avec Nabilla sa Barbie de la télé-réalité, Thibaut Valès, directeur de la société de production La Grosse Equipe, s'est dit qu'après “les Anges”, il pouvait viser plus haut. Marché conclu avec la chaîne de divertissement NRJ12, pour lancer “Allô Nabilla : ma famille en Californie”. Un programme vendu à tous les médias nationaux comme le Dynasty Show de la “Kim Kardashian française”. “En règle générale, la notoriété des candidates de télé-réalité dure entre trois et six mois et un candidat remplace un autre. Nabilla, on l'a repérée depuis un moment, on a investi sur elle, explique Thibaut Valès, on travaille sur sa manière de s'exprimer, sur les sujets à évoquer, ceux à éviter, sur ses tenues afin que les mères puissent regarder avec leurs filles.” Ce que l'on peut constater c'est que la jolie idiote ne sort plus exclusivement en string et que ses reparties spontanées sont de plus en plus ciselées par des professionnels. Comme lorsqu'elle déclare : “Elle est chelou, Caria Bruni, j'ai trouvé [dans le documentaire télévisé de Farida Khelfa, NDLR]. Elle se fait filmer à rien faire de la journée… En fait, elle fait de la télé-réalité, comme moi…”

Son livre a fait un flop (8.000 exemplaires), ses audiences tournent dans les eaux moyennes de 500.000 spectateurs. Mais après avoir refusé un contrat avec une marque de shampoing, elle sera pour Noël la nouvelle star des T-shirts Eleven, un doigt posé au-dessus des lèvres en guise de moustache. En attendant que se concluent ou non ses discussions avec la Française des Jeux. Au business du rien, Nathalie Nadaud-Albertini, chercheuse associée à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, oppose l'idée que “ceux qui durent développent un talent, ne serait-ce que celui de jouer de l'interaction avec un public” et une forme de métier : “profession : moi-même.” 
Une évolution inquiétante pour le psychanalyste Carlo Strenger, qui déplore “la bourse globale du Moi”. Si on reste dans cette posture de la déploration, contre-attaque la sociologue, “on passe à côté de la question centrale : la télévision cristallise les valeurs et les normes qui sont acceptées dans l'espace public à un moment donné”. A ses yeux, Nabilla a plus de chances de durer que Serge le lama. “Pour le lama, il n'y a pas de phénomène d'adhésion et de bashing comme pour Nabilla.” Le mauvais buzz, c'est toujours du buzz.

Et John Beautour, au final, qu'y a-t-il gagné ? Si le clip d'”Oukilémonlama”, dans lequel il joue son rôle, marche, il pourra peut-être envisager peluches et autres produits dérivés. Pour l'heure, c'est la réponse d'Auchan qu'il attend avec impatience. “Plusieurs de leurs magasins me demandaient Serge, je leur ai proposé un deal : Serge contre leurs parkings pour mon cirque sur la durée.” Trouver un emplacement est le cauchemar du directeur du cirque franco-italien : les municipalités renâclent, les prix augmentent. “Nous, dit John, depuis des années, on a juste survécu.” Maintenant que ça crache, pourvu que ça dure.

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Source: Le Nouvel Obs (par Marie Guichous) / Relayé par

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