ENQUÊTE Le groupe Bilderberg se réunit à partir de jeudi pour trois jours à Turin, en Italie. Depuis 1954, ce club ultra-fermé reçoit des grands du monde politique et économique sans que rien ne filtre de leurs échanges.
Le lieu a été tenu secret jusqu’au dernier moment. La liste des invités et les thèmes des discours aussi. Ce jeudi 7 juin, pour trois jours, s’ouvre à l’hôtel Torino Lingotto Congress à Turin en Italie, la conférence Bilderberg, un club très fermé qui réunit chaque année des personnalités du monde économique, politique et intellectuel. Pendant trois jours, les participants y croiseront peut-être cette année Patrick Pouyanné, le patron de Total, faisant la queue au buffet du déjeuner avec l’ambassadeur pour les Océans norvégien, Vidar Helgesen, ou participeront aux conférences assis à côté de la reine des Pays-Bas ou d’Henry Kissinger, deux piliers de la conférence.
Depuis 1954, une centaine d’invités triés sur le volet convergent au printemps vers un hôtel de luxe privatisé pour l’occasion et placé sous haute protection. Chefs d’Etat, ministres, patrons de banque, PDG de multinationale, militaires, spécialistes de la sécurité internationale, universitaires et représentants d’organisations internationales comme le FMI ou la Banque mondiale sont priés de venir seuls, sans conjoint ni garde du corps.
« Cercle d’influence puissant »
Créé en pleine guerre froide par le milliardaire américain David Rockefeller, l’ancien diplomate polonais Joseph Retinger et le prince Bernhard des Pays-Bas, le « groupe Bilderberg » tire son nom de l’hôtel où le groupe s’est réuni la première fois à Oosterbeek, aux Pays-Bas. « L’objectif était de constituer un cercle d’influence puissant dans les domaines économique et financier, pour faire face à la menace communiste », explique Thierry de Montbrial, le patron de l’Institut français des relations internationales (Ifri), qui en a fait partie pendant près de quarante ans.
« C’est un événement géopolitique majeur dans l’année », assure une ancienne participante. Mais l’« événement » reste confidentiel. Rien ne filtre jamais des échanges qui s’y tiennent. « C’est une règle importante et qu’il ne faut pas changer si l’on veut maintenir la qualité des débats », assure Henri de Castries, l’ancien patron d’Axa et président du comité directeur du groupe de Bilderberg.
En être ou pas
Que se passe-t-il vraiment pendant ces trois jours ? Ceux qui y participent affirment qu’il s’agit de discussions informelles et de réunions sur les grands sujets du moment. Les seules informations publiques sont les – très – larges thèmes de discussion et la liste des participants. Cette année, 128 personnalités de 23 pays débattront entre autres du « populisme en Europe » ou du « monde post-vérité » ; mais aussi de l’« informatique quantique » ou des « Etats-Unis avant les élections de mi-mandat ».
Mais c’est surtout la liste des invités qui retient l’attention. Bref, en être ou pas, un peu comme les dîners du Siècle, à Paris. Un cénacle d’initiés avertis parlant le même langage et partageant les mêmes valeurs. Entre égaux. D’ailleurs, les invités sont placés lors des débats par ordre alphabétique, sans hiérarchie. « J’ai ainsi longtemps été placé à côté de Mario Monti », raconte Thierry de Montbrial. A côté, Davos c’est la seconde division
De même, les dîners et déjeuners ne sont jamais placés, sauf pour la table de la reine des Pays-Bas et celle du président du Bilderberg. « En 2010, il me semblait reconnaître la personne dans la queue devant moi pour le buffet… c’était Bill Gates », raconte encore Thierry de Montbrial. « C’est un truc génial pour rencontrer des gens et cultiver son réseau », s’enthousiasme un ancien participant. « A côté, Davos c’est la seconde division », ironise un autre.
Cette année, côté français, le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, mais aussi l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, aujourd’hui avocat chez August Debouzy, ou bien encore la nouvelle directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, seront présents. Des Américains, comme le cofondateur de KKR Henry Kravis et le général David Petraeus, qui a rejoint le fonds, le cofondateur de LinkedIn, Reid Hoffman, ou le professeur de science politique Michael Horowitz feront le voyage et dialogueront peut-être avec le CEO de Vodafone, l’Italien Vittorio Colao, ou le président de Fiat Chrysler, John Elkann…
Coeur du réacteur
Mais pour comprendre le mode de fonctionnement du Bilderberg, il faut d’abord s’intéresser au comité directeur, c’est le coeur du réacteur. C’est là que tout se joue, sa composition permet de décrypter l’objet et la doctrine de la conférence. Une trentaine de personnalités forment ce comité permanent présidé depuis 2011 par le Français Henri de Castries. Historiquement, pour ce club fondé au moment dela guerre froide, les Américains y sont surreprésentés avec neuf personnes, dont Kenneth Jacobs, le président de Lazard, mais aussi Eric Schmidt, l’ancien président d’Alphabet, le holding qui chapeaute Google. Les autres pays ont deux représentants.
Outre le président du comité, l’ancienne directrice générale d’Artémis Patricia Barbizet représente la France. L’on y trouve aussi le Turc Ömer Koç, à la tête de l’un des plus importants holdings turcs, le Portugais José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne et maintenant président de Goldman Sachs International, l’Allemand Thomas Enders, patron d’Airbus, l’Américain John Micklethwait, rédacteur en chef de Bloomberg, ou encore l’Anglaise Zanny Minton Beddoes, à la tête de la rédaction de « The Economist »…
Bonnes intuitions
A eux, chaque année, de choisir le lieu de la réunion annuelle. Le pays invitant charge ses nationaux du comité directeur de lever les fonds pour financer le séjour de la centaine d’invités auprès des entreprises et des autorités. Quand la réunion s’est tenue en France, au Trianon Palace, par exemple, c’est le fondateur de Fimalac, Marc Ladreit de Lacharrière, qui s’est chargé de trouver les fonds. « Ce n’est pas un gros budget, entre 1 et 2 millions tout au plus. D’autant plus que maintenant les participants doivent payer leur billet et leur chambre d’hôtel », assure Thierry de Montbrial.
Mais, surtout, c’est ce comité directeur qui va sélectionner les heureux candidats qui auront le droit de venir participer aux débats. Et il faut avouer qu’en ce domaine ils ont eu de bonnes intuitions : Bill Clinton, Margaret Thatcher, Edouard Philippe, Emmanuel Macron ont participé bien avant leur arrivée au pouvoir à ces journées… Nicolas Sarkozy ou Donald Trump, en revanche, n’ont jamais été invités.
Le club est clairement libéral – voire libertarien avec Peter Thiel au comité directeur – mais les « sociaux-démocrates » sont aussi les bienvenus. Dominique Strauss-Kahn (en 2000), Michel Rocard ou Laurent Fabius ont fait partie des invités, tout comme l’ancien secrétaire général de l’Elysée Jean-Pierre Jouyet, aujourd’hui ambassadeur de France à Londres… Chaque pays représenté au comité directeur _ une vingtaine _ a son quota d’invités.
Augmenter la diversité
« C’est une sélection très scrupuleuse des participants », explique Henri de Castries, qui reconnaît trier sur le volet « des gens qui ont une pensée » et capables en outre d’écouter les autres pendant trois jours d’affilée. « On a intérêt à avoir quelque chose à dire et parler un excellent anglais, sinon on n’est plus invité », confirme une sélectionnée. De toute façon, « on y est invité jamais plus de deux ou trois fois. Ca tourne », explique Thierry de Montbrial. Il faut revenir à l’esprit du Bilderberg : celui de renforcer les relations transatlantiques par des échanges les plus larges possible
Depuis qu’il a pris la présidence du Bilderberg, Henri de Castries a donné comme directive d’augmenter la diversité, de féminiser et de rajeunir les participants. C’est ainsi que Jeff Bezos, le patron d’Amazon, des économistes comme Nicolas Baverez et Laurence Boone ont fait partie des « happy few ».
Mais le groupe reste exclusivement composé de personnalités du monde occidental. « On peut discuter sans l’Inde et la Chine car il faut revenir à l’esprit du Bilderberg : celui de renforcer les relations transatlantiques par des échanges les plus larges possible », explique le président de l’Institut Montaigne. Cela n’empêche pas cependant la vice-ministre des Affaires étrangères chinoises, Ying Fu, ou le professeur d’économie, Yiping Huang, d’avoir été invités.
« Gouvernement du monde »
A l’intérieur de ce cénacle, « toutes les sensibilités doivent être représentées », tient cependant à préciser Henri de Castries. Il rappelle que des échanges extrêmement vifs peuvent avoir lieu, reflétant bien souvent les débats extérieurs, comme en 2003 au moment de la guerre en Irak. Cette année-là, la conférence était organisée au Trianon Palace à Versailles, en France, et de vives discussions avaient opposé plusieurs participants au néoconservateur John Bolton, alors proche de George W. Bush (et aujourd’hui conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump). David Rockefeller ou Giovanni Agnelli n’avaient pas besoin de la CIA pour lancer le Bilderberg
Mais, au bout du compte, « aucune résolution ne sera prise, aucun vote ne sera organisé, aucune mesure ne sera proposée. Il y aura des comptes rendus mais non attribués et distribués exclusivement aux participants », assure Thierry de Montbrial, qui veut casser « la machine à fantasmes ». Car le secret qui entoure la réunion fait le bonheur des thèses complotistes de « Gouvernement du monde », de « cheval de Troie de la CIA en Europe »…
« C’est clairement une idéologie transatlantique et ‘business oriented’, ne craint-il pas de dire, mais penser que la CIA a influencé le Bilderberg est invraisemblable. Car ce sont de grands hommes d’affaires comme David Rockefeller ou Giovanni Agnelli qui l’ont lancé, et je vous assure qu’ils n’avaient pas besoin de la CIA pour le faire. »
Règle de Chatham House
« Il faut arrêter de fantasmer sur le Bilderberg, il fonctionne comme tous les think tanks britanniques ou les conférences qui adoptent la règle de Chatham House [un code éthique historique de la diplomatie britannique qui interdit de rendre publics les identités et les propos des invités,Ndlr] », confie un habitué de ces clubs très fermés. L’évolution du Bilderberg reflète l’évolution du monde D’autres conférences, tout aussi secrètes mais moins connues, l’utilisent, comme celles de la Ditchley Foundation. Ce n’est pas un hasard si elles ont été créées dans les années 1950. La Ditchley Conference, qui se réunit une dizaine de fois par an depuis 1958, a officiellement pour but de développer les relations entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. « L’évolution du Bilderberg reflète l’évolution du monde », explique Thierry de Montbrial qui, après une période très business, note un retour du politique. Et quand il a fallu compter avec l’Asie, plusieurs personnalités du groupe – David Rockefeller et Henry Kissinger, notamment – ont créé en 1973 la « commission trilatérale » avec pour but de construire une coopération politique et économique entre les trois zones clefs du monde – Europe occidentale, Amérique du Nord et Asie-Pacifique. Preuve du changement du Bilderberg, son président a accepté de répondre à nos questions et commencé à lever le voile. Depuis 2013, la conférence a même son propre site Internet sur lequel sont publiés la liste des invités et les thèmes, quarante-huit heures avant l’ouverture. Mais cela s’arrête là. Ce qui se dit au Bilderberg reste au Bilderberg.
Source : Les Echos