Avec la campagne «# not a martyr», les jeunes Libanais dénoncent la récupération politique des victimes civiles des attentats et crient leur ras-le-bol du chaos dans lequel plonge leur pays.
Son regard endormi et son survêtement rouge ont fait le tour de la Toile. Un vendredi matin, fin décembre, Mohammad el Chaar, 16 ans, discute avec ses amis sur un coin de trottoir près du centre-ville de Beyrouth. Les adolescents immortalisent l’instant en se prenant en photo. Une minute plus tard, une bombe vise Mohamad Chatah, un conseiller de Saad Hariri, proche de l’opposition syrienne. Le souffle de l’explosion projette l’adolescent sur le bitume. Une seconde photo, prise quelques minutes plus tard, le montre gisant dans une mare de sang. Il ne survivra pas à ses blessures.
En quelques heures, Mohammad el Chaar devient un «martyr», au même titre que la personnalité politique assassinée. Son enterrement vire à la démonstration partisane. Le cheikh qui prononce le sermon funéraire accuse le «régime syrien criminel» et le «Parti du diable» (le Hezbollah) d’avoir commandité l’explosion, choquant une partie de l’assemblée qui refuse toute politisation.
Le «selfie» de Mohammad el Chaar et ses amis le 27 décembre à Beyrouth. La photo a été postée sur les réseaux sociaux.
Quelques minutes plus tard, le même Mohammad el Chaar, mortellement blessé par le souffle d’une explosion. (Photo Jamal Saidi. Reuters)
Trois jours plus tard, une autre bombe explose dans la banlieue sud de Beyrouth, un fief du Hezbollah. Ali Khadra, 17 ans, parti faire une course en scooter, est pulvérisé par 20 kg de TNT. Le Front al-Nusra, un groupe jihadiste syrien, revendique l’attentat, pour punir le «Parti de Dieu» de son soutien à Bachar al-Assad. Une nouvelle fois, les funérailles de l’adolescent prennent une teinte politique : un drapeau du Hezbollah recouvre son cercueil, et il est inhumé aux côtés de combattants du parti tombés en Syrie, au cimetière Rawdat al-Shahidain.
C’est pour protester contre cette instrumentalisation des morts, des «victimes» et non des «martyrs», que six jeunes en colère ont lancé le mouvement «# not a martyr». «Ces ados n’ont jamais demandé à mourir pour une cause politique, ils étaient juste là au mauvais moment. Les politiciens se sont réappropriés le terme de martyr pour tirer un bénéfice médiatique de leur mort», s’insurge l’un des initiateurs de «# not a martyr», qui souhaite garder l’anonymat, comme les autres fondateurs du groupe.
L’idée de la campagne lancée sur Facebook et Twitter est simple : inciter les Libanais à reprendre la parole en publiant des selfies (autoportraits) pour condamner la banalisation de la violence et exprimer leur ras-le-bol face aux dirigeants libanais qui attisent les tensions et plongent le pays dans la guerre.
«Comme Mohammad el Chaar a été pris en photo avant de mourir, utiliser le selfie comme moyen d’expression était une façon de se réapproprier une identité kidnappée par les politiciens», explique Raja Farah, un blogueur qui participe à la campagne.
Depuis près d’un mois, les Libanais ont posté des centaines de selfies accompagnés de messages. «Je ne veux pas survivre, je veux juste vivre». «Je ne veux pas avoir peur de fonder ma famille dans mon propre pays». «Je veux un gouvernement qui ne vole pas l’argent, les rêves, et les espoirs de ses citoyens»… Des cris d’alarme d’une génération désabusée qui songe souvent à émigrer. «Il faut en finir avec cette image du Libanais qui encaisse tout, subit une explosion un jour et fait la fête le lendemain pour oublier. Nous avons le droit de demander des comptes», lance Tarek Wheibi, 25 ans, un autre contributeur à «# not a martyr».
«Je ne veux pas avoir à deviner dans quel quartier mes proches vont se faire tuer. Je ne veux pas avoir à trouver ça normal.» Le 3 janvier.
«Je ne veux plus avoir peur de la mort soudaine» Le 7 janvier.
«Il y a eu une explosion juste à côté de là où j’étais» Le 2 janvier.
Progressivement, le mouvement s’est transformé en plateforme pour dénoncer les dysfonctionnements de la société libanaise : droits des femmes ou des homosexuels bafoués, sectarisme à outrance, manque d’accès à l’eau et à l’électricité… Les espoirs que la campagne débouche sur un mouvement d’opinion plus large sont minces, mais là n’est pas l’essentiel.
«Nous disposons d’un espace où nous pouvons discuter et rêver du Liban de demain, loin des interférences politiques. C’est déjà beaucoup»,assure Dima Tannir, l’une des premières à avoir posté un selfie.
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Source(s): Liberation / Par Thomas ABGRALL à Beyrouth, le 31.01.2014 / Relayé par Meta TV )