Réseau Belizean Grove : Des entrepreneuses qui pèsent lourd

Le Belizean Grove, un club américain 100 % féminin, rassemble des professionnelles de haut vol. Venues d'horizons divers, elles se conseillent, investissent ensemble – et préparent le monde de demain.

En février 2011, un genre d'illuminati du monde des affaires et de la se sont réunis dans un monastère du XVIIe siècle à Cartagena, en Colombie, pour célébrer leur rite hivernal. Issus de l'administration, de la banque ou du secteur des technologies de pointe, les membres de cette organisation forment une puissante élite mondiale. Chacun d'eux a été coopté. Chacun d'eux cherche et prépare de nouveaux talents – des personnes susceptibles d'enrichir encore le pouvoir, le savoir et la richesse du groupe. Mais, messieurs, il est inutile de postuler : ce club très fermé est exclusivement féminin. Il s'appelle le Belizean Grove, et si vous n'en avez jamais entendu parler, vous n'êtes pas le seul. Fondé il y a douze ans, il fuit la publicité. La première fois que les projecteurs se sont braqués sur lui, c'était en 2009, quand on apprit que Sonia Sotomayor, aujourd'hui juge à la Cour suprême des États-Unis, faisait partie de ses quelque 125 membres. (Elle a depuis quitté le club.) 

Malgré sa discrétion, le Belizean Grove est en train de devenir le club féminin le plus sélect du monde. Ce n'est peut-être pas surprenant, puisqu'il a pris pour mo­dèle l'un des clubs masculins les plus élitistes des États-Unis, le Bohemian Grove. Ce cercle feutré, issu du Bohemian Club, vieux de cent trente-huit ans et installé à San Francisco, a compté dans ses rangs tant d'hommes riches et puissants – notamment les présidents Eisenhower, Carter, Nixon et les deux Bush, père et fils –qu'il semble sortir tout droit d'un roman de Dan Brown. Certains membres du Belizean Grove travaillent d'ailleurs sur une mission spéciale : le Projet Maison-Blanche, dont l'objectif est de faire élire une femme à la présidence des États-Unis. Les “Grovers”, comme on les surnomme, sont pour la plupart quinqua- ou sexagénaires. Parmi elles figurent une sénatrice canadienne et la dirigeante de l'Église épiscopale des États-Unis. Nombre d'entre elles sont américaines, mais d'autres viennent de Colombie, d'Équateur, d' et de Nouvelle-Zélande. Les Grovers profitent de leur réseau pour conclure des affaires et embaucher des femmes d'affaires prometteuses. “Nous laissons dehors notre ego et notre carte de visite”, explique Catherine Allen, PDG du groupe Santa Fe, un cabinet de conseil en stratégie. “Cela se passe comme ça : ‘J'ai tel problème. Je suis chef d'entreprise, que dois-je faire ?' On apprend les unes des autres. C'est intellectuellement enrichissant, des amitiés se nouent. Il y a une vraie générosité d'esprit.” 

Grandes sœurs 

Au départ, ces femmes se sont réunies parce qu'il existait peu d'endroits où elles pouvaient discuter des problèmes rencontrés au fur et à mesure qu'elles grimpaient les échelons de l'entreprise. En nouant des contacts horizontaux dans les secteurs les plus divers, ces entrepreneuses chevronnées ont acquis une masse critique et développé leur influence. “Des professionnelles des technologies de pointe, des médias et de la finance ont ainsi pu faire des investissements communs”, poursuit Catherine Allen, qui vient de lancer un deuxième cabinet de conseil avec trois autres Grovers. “Beaucoup siègent au conseil d'administration des mêmes sociétés de capital-risque. Nombre d'entre elles ont accédé à cette fonction grâce à celles qui étaient déjà en place.” La procédure d'adhésion est confidentielle. Ce que l'on sait, c'est qu'un ou plusieurs membres sélectionnent une candidate et l'accompagnent à des entretiens avec un comité d'adhésion. Ensuite des “grandes sœurs” présentent les nouvelles venues lors des réunions. Pour éviter les embarras, une seule salariée par entreprise a le droit d'adhérer. 

La fondatrice du Belizean Grove est Susan Stautberg, présidente de PartnerCom, une société qui réalise des études pour le compte de chefs d'entreprise.“Nous nous entraidons sur le plan professionnel, nous servons de mentor aux enfants des unes et des autres et nous donnons un coup de main à celles qui veulent créer une entreprise. Nous avons toutes un CV phénoménal. Mais l'essentiel, au Belizean Grove, c'est le cœur, l'âme et l'esprit.” A ceux qui trouveraient que cela sent l'élitisme à plein nez, les Grovers rétorquent qu'elles viennent de tous les ­horizons religieux, ethniques, socio-économiques et politiques – et que pour bâtir une communauté fondée sur la confiance, elles doivent avoir quelque chose en com­mun. Elles sont, disent-elles, confrontées à des problèmes que la femme moyenne ne connaîtra jamais. 

Leur colloque hivernal de quatre jours se déroule généralement dans un pays d'Amérique latine. Les deux tiers des participantes sont logées en chambres doubles. Parfois, des femmes qui ne se sont jamais rencontrées auparavant partagent la même chambre, parce que Susan Stautberg pense qu'elles s'entendront bien. 

Interprétation des rêves 

Les matinées sont consacrées à des débats sur le thème choisi pour le colloque, comme “Complexité”, “Façonner notre avenir” ou “Sagesse et esprit”. Les Grovers s'expriment, en fonction de leur domaine de compétence, sur des sujets aussi divers que la stratégie militaire, la vie marine, la philanthropie ou les répercussions géopolitiques des révolutions au . Au déjeuner, elles se scindent en groupes de discussion consacrés par exemple au changement climatique, à la gestion financière en temps de crise, à l'interprétation des rêves ou à l'opportunité de subir un lifting. L'après-midi, elles ont quartier libre. Le soir, elles se rendent parfois à une réception à l'ambassade des États-Unis, où elles se mêlent à des personnalités politiques et des dignitaires du pays hôte. 

“Dans ma vie de tous les jours, je n'ai pas le temps de traîner et de parler sans but précis. Ici, on a l'occasion d'échanger avec les autres”, souligne Davia Temin, PDG de Temin and Company, une société spécialisée dans la gestion de crise et d'image. “Je préfère avoir affaire à des personnes dont la morale et l'éthique sont à mes yeux dignes de confiance. Avec les Grovers on est sûres d'avoir affaire à des gens bien, solides. Beaucoup d'entre nous ont dû se frayer un chemin dans un milieu totalement masculin, alors nous trouvons aussi dans ce réseau consolation et réconfort.” Le fait est que de nombreuses Grovers ont réussi malgré le sexisme et la discrimination. “Mais maintenant, nous passons à l'étape suivante, celle de la création de valeur dans le monde.” 

Nombre de Grovers estiment que le meilleur moyen d'aider les futures générations de femmes est de soutenir les jeunes entrepreneuses. Il y a cinq ans, le Belizean Grove a créé Today's Already Rising Achievers (Tara, les nouvelles battantes en pleine ascension) à l'intention des trentenaires et des quadragénaires. Les “Taras”, qui sont environ 45, sont invitées aux deux derniers jours de colloque des Grovers, ainsi qu'à des événements moins formels organisés tout au long de l'année. “Nous ne voulons pas être un jour complètement dépassées, reprend Susan Stautberg. C'est pourquoi nous guidons nos jeunes collègues, les aidons à lever des fonds pour leurs entreprises et leur obtenons des invitations à donner des conférences. Mais cela marche dans les deux sens. Les Taras nous aident à nous familiariser avec les nouvelles technologies et à actualiser notre mode de pensée, et elles sont aussi en mesure d'embaucher nos enfants.” 

A 27 ans, Alexa von Tobel est trop jeune pour être une Tara, ce qui ne l'empêche pas d'être déjà soutenue par des femmes. En 2009, lorsqu'elle a abandonné ses études à la Harvard Business School pour fonder LearnVest, un site Internet de gestion des finances personnelles destiné aux femmes, trois membres fondateurs du [réseau féminin] Circle Financial Group lui ont apporté le financement initial : Ann Kaplan, une Grover administratrice à la banque américaine  ; Jacki Zehner, ancienne associée (partner)chez Goldman ; et Maria Chrin, ancienne vice-présidente de cette banque. Elles ont ensuite puisé dans leurs carnets d'adresses pour lui trouver les capitaux complémentaires. Ann Kaplan a organisé chez elle des week-ends axés sur la stratégie pour l'équipe de LearnVest, ainsi que des réceptions pour mettre Alexa von Tobel en contact avec des investisseurs. Jacki Zehner, elle, a présenté la jeune femme à Janet Riccio, directrice générale du groupe Omnicom, qui est par la suite devenue conseillère officielle de LearnVest pour l'aider à bâtir la marque. 

Chromosomes 

Si certaines femmes d'affaires se réjouissent de l'existence de ces réseaux féminins, qui sont pour elles ce que les parties de golf sont pour leurs homologues masculins, d'autres sont plus réservées. De nombreuses dirigeantes d'entreprise affirment qu'au cours de leur carrière, des hommes ont joué un rôle essentiel dans leur ascension. Par ailleurs, comme les hommes détiennent toujours les clés du pouvoir – 97 % des postes de PDG des 500 premières sociétés américaines du classement Fortune 500, et 84 % des sièges aux conseils d'administration, pour être précis – certaines hésitent à se constituer un réseau strictement féminin. 

“Dans mon entourage, celles qui ont le mieux réussi ne se focalisent pas sur la question de savoir qui a quel chromosome”, assure Karen White, qui dirige Syncplicity, une entreprise qui utilise l'informatique en nuage [cloud computing] pour la gestion de fichiers. “Consacrer mon temps au développement d'un réseau exclusivement défini par le sexe de ses membres n'aurait aucun sens. Il existe un réseau professionnel incroyablement dynamique dans mon secteur d'activité, et c'est sur ce terrain de jeu que je veux être présente.” Mais Alexa von Tobel, elle, s'estime chanceuse d'avoir profité de l'influence des Grovers. “Je viens d'une toute petite ville de Floride, explique-t-elle. Personne dans ma famille n'a étudié à Harvard, et ce n'est pas comme si j'avais, comme ça, 1 million de dollars en poche. J'ai travaillé vraiment très dur et j'ai vu des femmes se mettre en quatre pour m'ouvrir des portes.”

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Source(s) : Courrier International

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