Eyal Sivan, cinéaste israélien : « La France est gagnée par le sionisme »

« État commun, Conversation potentielle », sort le 9 octobre en France. Son auteur, Eyal Sivan, documentariste israélien, est une voix dérangeante qui mérite d'être entendue, en particulier sur ce qu'il dit de la France.

 
Sivan a coréalisé avec Rony Brauman « Un spécialiste, portrait d'un criminel moderne », film sur Adolf Eichmann sorti en 1999. Il s'est intéressé au avec « Itsembatsemba, un génocide plus tard », à l' de l'Est (« Pour l'amour du peuple »). Mais il devient connu en France lorsqu'il coréalise avec Michel Khleifi « Route 181, fragments d'un voyage en -Israël », qui lui vaut d'être accusé d'« antisémitisme juif » par Alain Finkielkraut. 

L'entretien que nous publions a été réalisé par Frank Barat, militant pro-palestinien, et conduit pour l'émission « Le Mur a des oreilles ». Frank Barat est auteur, avec , Ilan Pappe et Stephane Hessel, de « Palestine l'État de siège » (Ed. Galaade, 2013). Rue89 

Frank Barat. Pourquoi ce titre ? Pourquoi « commun » et pas « État unique » ? 

Eyal Sivan. On parle d'une solution à deux États, d'une solution à un État, d'une solution binationale. On a essayé de poser un principe : parlons d'un État qui sera commun. Sa forme étatique est a revoir : État binationaliste, État démocratique, État laïque, État unique… nous verrons. 

D'abord, essayons de réfléchir à cette notion de « commun », qui est liée à l'opposition, très intéressante en français, entre deux mots qu'on confond qui sont « partition » et « partage ». 

Aujourd'hui, la majorité des solutions, ou la solution consensuelle, c'est une solution de partition. Le mot commun nous appelle à réfléchir à un partage qui est le contraire d'une partition. Le partage c'est la façon dont on partage un repas, un espace, le commun insinue une égalité. 

Donc, l'État commun n'est pas là pour poser une solution mais pour poser un cadre. Les communs, qui sont aussi issus de communautés, nous rappellent, pour ceux aussi que ça n'effraie pas, le communisme – non pas au sens étatique mais le communisme comme un moyen vers une égalité des communs. Le commun nous a paru beaucoup plus juste que le « one State solution », l'État unique. 

Pourquoi « Conversation potentielle » ? 

Parce que le film met en scène une conversation qui n'est pas une vraie conversation. Ce sont des interviews individuelles que j'ai effectuées à la fois avec des Palestiniens et des Israéliens autour de mêmes thèmes, et le montage a créé une conversation entre eux. 

Avez-vous eu l'occasion de montrer ce film en Israël-

Non, pas vraiment. Le film a été montré lors d'une première projection en Israël, où les participants du film étaient invités. Il a été montré dans les territoires occupés une fois, mais je me suis heurté très vite à l'impossibilité de distribuer ce film en Israël, puisque il prend complètement à l'envers la proposition qui est aujourd'hui sur la table : le mode consensuel de réflexion. Il pose les problèmes autrement et considère comme un problème ce que certains voient comme une solution : l'idée même de partition. 

Comment se passent en France les débats organisés autour du film et du livre « Un État commun entre le Jourdain et la mer » (Ed. La Fabrique, 2013), cosigné avec Éric Hazan ? 

La surprise, d'abord, la surprise de beaucoup de gens, comme à Oslo récemment par exemple, où je participais à la conférence « 20 ans d'Oslo ». La grande surprise pour les spectateurs est la différence totale de mode d'expression entre les Israéliens et les Palestiniens. C'est-à-dire arriver à raisonner autrement, pas dans la plainte, dans la victimisation, ni dans l'accusation mais dans un effort commun de réflexion. C'est l'intelligence du film. 

Un élément qui a beaucoup surpris est le fait de considérer que la question d'un État unique n'est pas hypothétique, c'est la réalité. Il y a déjà un État unique, non démocratique, un État d'apartheid, un État unique de ségrégation. La vraie question à se poser n'est pas comment transformer l'État unique en deux États. La question est comment rendre cet État unique injuste un État égalitaire. 

Vous habitez en France où votre position d'Israélien antisioniste vous a occasionné plus de problèmes qu'en Israël. Est-ce que la situation, depuis l'affaire Finkielkraut (qui vous avait traité « d'antisémite juif ») s'est calmée ? 

Non, ça ne s'est pas calmé. Le combat a été gagné par les portes-voix du en France car ils ont réussi à imposer une auto-censure. Pas une censure sur les autres. Aujourd'hui des journalistes et intellectuels français ont peur de prendre position sur la question israélo-palestinienne à cause des campagnes de terreur intellectuelle qui ont été menées pendant des années. 

Moi, sur le plan personnel, je suis revenu en France après un exil en Angleterre, j'ai fait un peu comme la résistance française. Je suis revenu pour des raisons familiales mais je n'ai plus aucune activité professionnelle en France. C'est peut-être le seul pays européen dans lequel je n'enseigne pas. 

J'enseigne partout en , je suis invité partout, sauf en France. Je n'ai plus aucune existence publique en France et, d'une certaine manière, la sortie du film en France est un certain retour. Je ne sais pas ce qui va se passer mais je pense qu'ils ont compris, les représentants du en France – qui, il faut insister là-dessus, sont bien plus nombreux que la toute petite communauté juive de France – qu'il ne faut pas réagir comme ils ont fait dans les années 2000 où ils attaquaient tout le monde en permanence. 

Maintenant c'est l'ignorance qui domine. Je vois, à une semaine de la sortie du film en salle, aucune demande d'interview en France, très peu de journalistes aux projections de presse. Je pense que la France est un pays gagné par le sionisme, non pas pour des raisons israélo-palestiniennes, mais pour des raisons franco-françaises, qui sont le gros problème qu'a la France avec son propre passé colonial. 

A quel moment cette conversation entre Israéliens et Palestiniens devient de la normalisation, contraire au mouvement BDS (, désinvestissement, sanction) et à quel moment peut-elle participer à un futur commun ? 

La question de la normalisation et la question de BDS ne m'effraient pas. Je suis un adepte farouche du mouvement. Je crois que notre mode d'action aujourd'hui doit être à travers la perspective BDS. 

D'abord, parce que les Palestiniens nous ont appelés à ce mode de solidarité. Et puis, parce que c'est un mouvement menée par la voix palestinienne. Il est temps que nous, Israéliens qui nous voyons comme progressistes, suivions et acceptions un mouvement dirigé par des Palestiniens. C'est déjà un bon exercice. 

Pour ce qui est de la normalisation : la normalisation est le moment où on instaure une égalité dans une situation où il n'y en a pas. Elle est aussi la tentative de mettre sur un pied d'égalité une voix Palestinienne et une voix Israélienne. 

Ça n'est pas le cas du film. La conversation potentielle est ici une conversation autour d'un accord qui existe déjà entre les différents participants, qui est la réflexion commune sur un futur commun. Ce n'est pas un débat entre des idées opposées. Bien sûr, il y a des oppositions à l'intérieur du film, mais les oppositions ne sont pas des oppositions Israéliennes-Palestiniennes. 

Parfois, c'est une opposition entre Palestiniens. Il n'y a pas de normalisation, au contraire il y a une tentative de dénormaliser quelque chose. C'est créer un mode, un combat, une lutte. Il ne faut pas avoir peur du mot lutte, une lutte commune, comme une lutte commune pour l'émancipation palestinienne, une lutte commune sur le BDS. 

La lutte commune contre la colonisation n'est jamais une normalisation parce que c'est une lutte pour créer les conditions d'égalité. C'est pour ça que je suis parmi ceux qui considèrent que la fin de l'occupation, une lutte qu'il faut mener, n'est pas du tout la fin du conflit. C'est la condition pour pouvoir commencer à parler d'une fin du conflit.

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Source(s): Rue89 / Par Frank Barat, le 07.10.2013 / L' Échelle de Jacob / Relayé par Meta TV )

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